Le lit d'Aliénor
plus le temps passait, plus il méprisait cet homme. Comme si une femme pouvait contrecarrer leurs projets ! Toutefois, il n’était pas assez sot pour ne pas se tenir sur ses gardes. Il valait mieux que cette damoiselle ne revienne jamais. Il ne manquait pas de couvents où elle serait bien gardée, et, si cela permettait de calmer cet individu aux humeurs primaires, ce ne serait que mieux pour sa tranquillité.
Apprenant par ses espions qu’elle se trouvait à Châtellerault, il avait chargé Anselme le sournois de l’enlever. Depuis la mort du duc d’Aquitaine, qu’il avait si habilement organisée, ce dernier partageait ses talents entre Étienne de Blois et l’abbé de Saint-Denis. Pourtant, cette fois, l’homme était revenu bredouille, blessé méchamment par une lame dont il ignorait le bras. Mieux encore, il n’avait dû son salut qu’à l’intérêt de son agresseur pour la damoiselle. Suger ne pouvait pas recommencer pareil attentat. Il lui fallait trouver autre chose. La volonté de Dieu l’y aida.
Un toussotement le tira de sa réflexion. L’abbé se retourna. Une pucelle aussi jolie qu’un bouton de rose s’épanouissait dans une robe fluide vert pomme. Courbée en une gracieuse révérence, elle tendait vers sa vieille silhouette un regard droit et pur d’un bleu-gris plein de charme.
– Relevez-vous, mon enfant. Vous me voyez ravi de votre présence ici. Vous voici bien changée depuis la dernière fois que je vous vis. Votre oncle fabrique-t-il toujours cette délicieuse eau-de-vie de noyau dont il a le secret ?
– Il m’a chargée de vous en porter un flacon, mon père, de même que ses amitiés et ses remerciements pour votre affection.
– Le cher homme ! De ma vie je n’ai goûté pareil breuvage. Allons, asseyez-vous et donnez-moi donc ce trésor, que nous partagions le plaisir de ces retrouvailles.
Béatrice de Campan sortit un flacon de verre d’une petite bourse de soie, puis s’approcha d’un buffet bas. Elle saisit gracieusement deux gobelets d’argent et les remplit. Revenant vers Suger, elle lui en tendit un en souriant avec simplicité.
– Je vois, s’exclama celui-ci, que vous n’avez pas oublié notre dernière entrevue ! Que Dieu vous garde, mon enfant.
Face à face et d’un même geste, ils avalèrent l’un et l’autre sans sourciller l’élixir du vieil oncle. Il y avait fort longtemps que le baron de Campan avait donné à sa nièce l’habitude de vider d’un trait, à la montagnarde, cet alcool fort qui rosissait ses joues et vivifiait son jeune corps. Suger partit d’un rire frais. Béatrice passait, avec un geste de chatte, un revers de main sur ses lèvres gourmandes.
– Eh bien, vous voilà digne des plus grands de votre vallée, damoiselle ! A présent, racontez-moi tout.
Il lui désigna un fauteuil ouvragé qui faisait face au sien.
– Que vous dire, mon père, si ce n’est mon bonheur d’être à Paris. J’ai pleuré de joie en apprenant que vous me réclamiez à vos côtés pour parfaire mon éducation. Vous avez fait tant déjà en me prenant sous votre tutelle à la mort de ma famille.
– Allons, vous savez combien votre mère et moi étions unis. Mes parents étaient au service des siens, lors nous avons grandi ensemble, ne l’oubliez pas ! Comment aurais-je pu vous abandonner après le drame qui vous rendit orpheline et sans un sou quand j’avais, moi, élevé ma charge à la cour de France ? Ce n’est pas votre oncle et ses faibles biens qui eussent pu vous donner l’éducation que vous méritez et que souhaitait votre mère.
– Certes, toutefois il a rempli d’amour le vide que leur mort me laissa. Et je doute fort avoir eu une enfance plus heureuse dans quelque autre maison. Grâce à vous, mon père.
Suger s’appuya pesamment contre le dosseret du fauteuil, laissant le verre vide s’alourdir dans sa main molle. Il ne pouvait détacher ses yeux de sa protégée.
Elle n’avait que six ans lorsque le château de ses parents s’était embrasé à Sainte-Marie, qui était leur fief. Ils avaient péri tous deux, asphyxiés par les fumées, pris au piège des flammes qui, en peu de temps, avaient calciné la construction en bois. Béatrice était absente, en visite à Campan chez son oncle, petit baron lettré qui lui apprenait le latin et possédait un furet apprivoisé avec lequel elle aimait jouer. Elle y était demeurée.
En souvenir de sa propre enfance sobre mais heureuse, Suger avait
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