Le lit d'Aliénor
regard de chien battu. J’étais parvenue à calmer Aliénor. Toulouse attendrait. L’important était que Louis soit à sa botte. Il y aurait d’autres moyens de mater nos adversaires, et pour commencer ce Thibaut de Champagne qui nous portait sur les nerfs à l’une et à l’autre. Avec son soutien, le comte de Toulouse aurait pu plier. Il payerait. J’en trouverais la façon avant qu’il ne soit longtemps.
Ma reine ouvrit le trésor ducal et offrit à Louis un vase taillé d’une seule pièce dans le béryl en gage de son affection, pour lui prouver qu’elle ne lui en voulait pas. La vérité était qu’elle espérait par son indulgence se faire pardonner sa grossesse perdue.
On décida de prolonger le séjour en Aquitaine jusqu’à la fin des beaux jours. C’est alors que se produisit un événement sur lequel je ne comptais pas. Pernelle, la jeune sœur d’Aliénor, était devenue une séduisante jeune fille et jetait des regards éperdus sur Raoul de Crécy qui eut pu être son père. Le comte de Vermandois se souciait peu de cette enfant, trop occupé à butiner les décolletés de quelques dames savantes en questions d’amour. Pernelle n’était pas encore en âge de se marier. Toutefois, je compris vite l’intérêt que je pouvais tirer de son attirance si elle se prolongeait. Je m’occupai donc à favoriser les rencontres de Pernelle et Raoul de façon tout à fait innocente. Au début septembre de cette année 1141, messire de Crécy se passait de mes services et faisait de longues promenades avec la sœur de la reine dans les vergers du palais.
J’appris ce même mois que Mathilde avait gagné. Elle siégeait sur le trône d’Angleterre et remplaçait Étienne de Blois qui avait commis bien trop de sottises avec les alliances qu’il avait contractées. L’Angleterre était à nous !
Jaufré se faisait discret, naviguant de ses terres à Bordeaux, de Bordeaux à Poitiers, nous rejoignant au cours d’une halte chez tel baron qui nous recevait et festoyait en compagnie des troubadours. Chaque fois que je croisais son regard, il m’obligeait à détourner le mien tant l’envie de me blottir dans ses bras voilait toutes mes résolutions. Lorsqu’il repartait, j’avais une pointe de métal piquée au creux de mes entrailles comme pour me retenir de courir vers lui.
Ce qui m’agaçait était de le voir passer du temps en compagnie de Béatrice. Cette fine garce, enjouée et attentive, ne manquait aucune occasion de se glisser à son bras et de l’entraîner vers des soubassements discrets pour « jouir de sa musique là où elle s’épanouissait le mieux ». La véritable raison était qu’elle s’ingéniait à me blesser, n’ayant rien perdu de ce que je m’évertuais à cacher. Jaufré se laissait faire. Peut-être pensait-il éprouver ma jalousie, et Béatrice était belle, douce, généreuse.
Je choisis d’ignorer ce que mon cœur hurlait. On ne pouvait désirer une chose et son contraire. Et puis, comme une sotte, j’avais confiance. Une confiance éperdue en l’amour que Jaufré me vouait.
L’île de la Cité nous accueillit au début de l’automne 1141. Suger rayonnait. Les plans de son abbatiale étaient avancés, dès février, l’on se mettrait à construire. Son goût du faste, que Bernard de Clairvaux lui avait reproché, trouverait dans cette réalisation son apogée. S’il se contentait de vêtements sobres pour satisfaire au désir du saint homme, nul doute que l’abbatiale de Saint-Denis serait pour lui une parure digne des plus grands. Jamais encore je n’avais vu autant d’éclat dans ses yeux bleus, enfoncés dans ses joues creuses. S’il œuvrait pour son ambition personnelle, il nous laisserait tranquilles. Je m’en frottais les mains.
– Je ne peux pas, Denys. Ne m’en veux pas, je t’en prie, je lui appartiens corps et âme.
Denys laissa retomber sa main qui jouait avec une mèche indisciplinée derrière mon oreille. Aliénor ne l’aimait plus depuis qu’elle aimait le pouvoir, et l’attirance qu’il éprouvait pour moi s’était renforcée de me voir rejeter Jaufré. Il se montrait de plus en plus empressé.
– Tu l’aimes et tu le fuis. Pardonne-moi de ne pas comprendre, Loanna !
– Tu es mon ami, Denys. Le seul qui ait risqué sa vie pour moi. Mais je ne peux rien te dire.
– À quoi bon, je sais déjà.
Je blêmis. Son sourire moqueur, si sûr de sa réponse. Un frisson me parcourut. Il m’attira
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