Le lit d'Aliénor
Elle aussi avait mal et peur, je le devinais, de ces lendemains sans les conseils et le réconfort de mère. Elle aussi me serra dans ses bras affectueusement en m’appelant sa « chère petite ». Geoffroi avait changé. Ses cheveux roux s’étaient clairsemés et avaient blanchi, de même que sa barbe qui s’étalait en corolle autour de son menton. Il m’embrassa, me complimenta pour faire diversion. Puis marraine me conduisit auprès de Guenièvre, toute petite dans sa longue robe noire, sur les draps blancs au milieu des roses rouges. Quelqu’un avait déposé un crucifix de bois entre ses mains fines, et cela me fit sourire. Comme elle devait s’amuser de ce détail alors qu’elle n’aimait Dieu que pour satisfaire Mathilde. On avait essuyé le sang sur ses tempes et nettoyé la blessure, mais la plaie s’ouvrait large comme une main et son crâne ressemblait à un de ces melons d’Espagne éclatés par inadvertance.
Mathilde se retira sur la pointe des pieds. J’étais seule, seule avec elle, morte. Comme c’était étrange. Je n’avais pas mal de cette image. Je la savais ailleurs, ma mère des jours tendres, des larmes et des rires. Elle dormait dans ce monde des vivants dont je faisais partie, et j’aurais voulu recevoir ses bras autour de mon cou, entendre son rire comme une bouffée de printemps. En même temps, pourtant, le souvenir de Merlin drapé de sa puissance me la faisait sentir plus que jamais au creux de moi. Un instant, j’eus envie de me précipiter sur son grimoire et d’appeler, par quelque magie, son âme à mes côtés, de la retenir prisonnière, mais je n’en avais pas le droit.
Nous en avions parlé une fois. J’avais demandé pourquoi on ne rappelait pas les morts quand ils nous manquaient trop. Guenièvre avait répondu, de sa voix grave :
– Si leur mission est accomplie, leur âme redevient énergie pure, celle qui alimente toute vie, Loanna. Cette énergie doit se régénérer en permanence pour être redistribuée. Si tu brises un maillon de cette chaîne par égoïsme, tu affaiblis l’équilibre général, tu prives quelqu’un ou quelque chose de sa substance. Et il n’est rien de pire qu’un corps sans âme.
– Mais on ne peut pas vivre sans âme, mère.
– Si, Canillette, tout n’est qu’un amas de matière plus ou moins développé selon que tu es un grain de sable, un arbre ou un homme. L’âme, c’est l’étincelle en plus, celle qui te relie à l’univers.
– Sinon, on est un pantin articulé ?
– C’est un peu ça, Canillette.
– Mais vous, mère, vous n’allez pas mourir, dites ?
– Bien sûr que si, quand j’aurai fini mon temps. C’est dans l’ordre des choses, et même nous, druidesses, n’avons pas le droit d’y rien changer. Pis, nous devons protéger cet équilibre, sans quoi notre existence n’aurait aucun sens.
– Je ne veux pas que vous mouriez.
– C’est notre corps qui se détruit, Canillette, mais je demeurerai sous une autre forme, ailleurs. Le jour où je ne serai plus, je serai davantage, une étoile de plus dans ta propre énergie et au fond de ton cœur.
Une étoile au fond de mon cœur, dont le souvenir éclairerait à jamais chacun de mes moments de doute ou de solitude. Voilà ce qu’elle serait désormais. Elle m’avait tant appris, tant donné. Je me devais d’en être digne. Alors, résolument, je détachai mes yeux de ses paupières closes, de son visage abîmé par l’accident. Ce n’était plus mère, ce corps qui reposait en attendant le linceul. Ce n’était plus rien que de la matière dont la fonction était interrompue. On ne veillait pas un corps sans âme.
Dehors, la tiédeur du printemps me fit du bien. Mes forces revenaient lentement. Je n’avais plus peur. Comme pour me guérir tout à fait, une touffe d’épais cheveux roux se jeta contre mes jambes de toute la force du petit corps qui les soutenait, manquant me faire chuter à la renverse.
– Henri !
Ses bras emprisonnèrent mes jupes tandis qu’une bouille barbouillée de confiture tendait vers mon visage un sourire malicieux.
– Jour, Nillette !
Je détachai avec difficulté les bras de mes jambes pour tomber à genoux devant mon petit roi. Il entoura ma nuque de ses mains et je le serrai fort, fort contre mon cœur.
– Pleure pas, Nillette ! Je t’aime, moi !
– Je ne pleure pas, Henri. Je ne pleure pas.
– Si tu pleures ! C’est normal, t’es une fille !
C’était pourtant
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