Le lit d'Aliénor
à quel point il était impulsif et autoritaire, collectionnant les fessées qu’il comptabilisait par de petits cailloux blancs portés dans une bourse de cuir à sa ceinture. À aucune d’elles Henri ne pleurait ni ne se plaignait. Comme si chaque fois il remportait une victoire supplémentaire sur lui-même. Et la bourse de cuir s’alourdissait. Ce n’étaient ni frère Briscaut ni Bernaude, qu’on avait mariée et qui continuait à s’occuper de lui au milieu de deux autres bambins de trois et deux ans, qui en viendraient à bout. Mathilde était trop occupée à moucher son cousin, et Geoffroi le Bel, qui avait perdu sa superbe en gagnant quelques rides et un solide embonpoint, passait la plupart de son temps à guerroyer ou à traiter des alliances pour tailler à son fils aîné un royaume digne de lui.
Henri avait un jeune frère, Geoffroi, que je découvris avec curiosité. Il était en tout point son opposé. Aussi calme et posé qu’Henri était belliqueux, il subissait bon nombre d’injustices de la part de ce gaillard qui le dépassait de plus d’une tête. Henri serait grand, bien plus que son père, ses pieds et ses mains démesurés en attestaient. Pourtant, aussi étrange que cela paraisse, il se réservait le droit de blesser son cadet. Dès lors qu’un autre le menaçait, il s’interposait pour le défendre et prenait volontiers les torts qu’on lui reprochait à sa charge. C’était à se demander comment Mathilde avait pu donner naissance à deux êtres aussi dissemblables d’aspect et de caractère.
Après avoir appris que mon ami Thomas Becket était retourné en Angleterre début mars, sa formation achevée, et qu’il œuvrait de son mieux à l’avènement de Mathilde, je regagnai Poitiers.
Ce ne fut qu’au long du voyage de retour que s’insinua en moi une peur incontrôlable : celle du regard de Jaufré. Les dix-huit mois qui venaient de s’écouler l’avaient occupé souvent sur ses terres. Je me satisfaisais de ses courtes visites qui m’emplissaient tout entière. Une fois seulement, courant décembre 1140, il m’avait parlé de mariage. C’était à Bourges où la cour s’était retrouvée pour les fêtes de Noël. J’avais éludé la question. Il n’avait pas insisté. Mais, depuis lors, j’étais sur mes gardes. J’avais besoin de lui. Et tout à la fois je devais renier cet amour. C’était sans solution et d’autant plus inévitable depuis la mort de mère.
Aliénor était en rage. Non seulement elle venait une nouvelle fois de perdre l’enfant qu’elle portait au terme de quatre mois de gros ventre, mais, surtout, Louis était revenu penaud de Toulouse, sans avoir même fait verser une goutte de sang. La ville était imprenable, mieux gardée que la meilleure de ses places fortes et pourvue en hommes vaillants d’un nombre bien supérieur à celui de son armée. Encore une fois, Thibaut de Champagne appelé en renfort avait boudé la campagne.
C’était insupportable !
L’atmosphère au palais comtal l’était aussi, en conséquence. D’une humeur exécrable, Aliénor cinglait par des reparties acerbes quiconque plaisantait, voyant dans chaque discours une allusion à sa personne.
Je me retrouvai donc en plein cœur de ces batailles d’intérêts qui ne m’avaient apporté aucune véritable victoire.
Pour conforter mes craintes, Jaufré attendait mon retour, croyant pouvoir par sa présence soutenir mon épreuve. À quoi bon lui expliquer que le vide laissé par Guenièvre devait s’emplir de tout ce pourquoi elle m’avait mise au monde ? Je savais qu’il ne pouvait comprendre. Il lui aurait fallu entendre mes origines, et tout ce qui se transmet de bouche de druide à oreille de druidesse ; je n’en avais pas le droit. Pas encore.
Je me sentais désormais prisonnière de mon destin, sans échappatoire. Je n’aurais de cesse d’unir Henri à Aliénor et devrais œuvrer sans répit dans ce sens, et dans l’oubli de moi-même.
Je repoussai Jaufré malgré ma passion et sa peine. Je ne pouvais pas l’aimer sans me perdre. Le pire était de n’avoir aucun motif solide à lui donner. Tout mon être trahissait mon amour, quand ma raison hurlait le contraire. Il choisit la patience, mettant mon inconstance sur le compte de ma douleur. Elle était réelle. Non à cause du départ de mère, mais par trop d’amour pour lui. Désespérée, je me jetai à corps perdu dans l’intrigue.
Louis fut là, les bras ballants, le
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