Le lit d'Aliénor
j’pourrais vous aider à patienter…
– Ça ira, merci.
Mon ton sans équivoque lui fit hausser les épaules. J’attrapai la clé par son lacet de cuir et m’engouffrai dans l’escalier de bois. Sur le lacet était inscrit un 4. Trouvant la porte, je fis jouer le loquet. Une odeur de lys me prit au ventre. Ainsi c’était là ! La pièce était meublée sommairement : juste une chaise de bois, une table dans un angle, avec une bassine et un pichet d’étain, une malle dont une charnière pendait, tristement arrachée, et le lit.
Un frisson de douleur me descendit l’échine. Deux oreillers sur lesquels j’imaginais sans peine des visages tournés l’un vers l’autre. Des larmes me piquèrent les yeux, que j’essuyai d’un poing rageur. Allons ! Il n’était plus temps. Sur le chevet du lit traînait une bouteille à demi vide. Je mis le nez dessus. De l’alcool. J’en avalai une goulée pour me donner du courage. Puis j’allai coller mon visage sur le papier huilé de l’étroite fenêtre.
Jaufré ne tarda pas. J’entendis son pas dans l’escalier et retins mon souffle lorsque la porte s’ouvrit. Il posa la cithare sur la table et je devinai à ce geste brusque qu’il avait bu. En quelques enjambées, il fut dans mon dos. Je fermai les yeux, le cœur bondissant entre le plaisir et la douleur.
Je ne retrouvai ni sa douceur ni sa tendresse. Sans me faire face ni me déshabiller, il écarta les pans de la cape et ses mains fouillèrent mon corsage. La nuit était tombée dans la chambre et la chandelle éteinte.
Alors qu’il prenait à pleines mains ma gorge palpitante, il me lâcha et recula d’un bond. Je compris qu’il m’avait reconnue.
Incrédule, il se précipita et frotta un bâton de soufre. La lumière ranima dans un halo dansant les formes qui nous entouraient.
– Lo… Loanna ? bégaya-t-il en promenant dans mon dos la flamme.
Je fis glisser de mes épaules la cape qui portait le parfum de Béatrice et me retournai.
– Pour vous desservir, messire.
– Toi ? Ici ?
– Elle ne viendra pas. Elle ne viendra plus.
Mais déjà il était à mes genoux, les bras contre mes jupes, le front contre mon ventre. Un instant, je me demandai s’il m’avait entendue. Il empestait l’alcool. Ainsi donc Béatrice n’avait connu que cela. Ces étreintes sauvages d’homme à demi ivre. J’eus pitié soudain. Je ne lui en voulais plus. Ce n’était pas Jaufré qui avait aimé Béatrice de Campan, mais un autre, le descendant d’un de ces Rudel qui avaient, par leur brutalité, conquis ce sobriquet.
– Relève-toi, ordonnai-je pourtant.
Mais il n’écouta pas, il s’enivrait encore, si cela était possible, de mon odeur, caressant à pleines mains ma taille, mes hanches. Il pleurait comme un enfant heureux.
– Relève-toi, je t’en prie. Je t’en prie, Jaufré.
Alors il me fit face et me serra à m’étouffer, s’empêtrant dans des phrases sans suite :
– Pardon, pardon. Elle me poursuit, tu comprends. C’est ta peau que je cherchais, tes yeux, ta bouche. Tu me rends fou. Après elle partira. J’aurai honte, je ne dormirai pas. C’est toi que je veux. Toi. Oh, Loanna. Mon amour. Ma lumière, ma muse, ma lointaine. Je t’aime.
Il me couvrait de baisers sur le front, sur les joues, dans le cou.
– Tu es ivre ! murmurai-je.
– Ivre de toi, aimée. Jusqu’au petit matin, après c’est l’autre qui sera là. L’autre que je n’aime pas.
Alors j’eus envie de balayer au diable mes grandes résolutions, pour que demain cette autre ait disparu. Qu’il n’y ait plus que moi dans sa folie d’ivresse. Juste lui et moi. Je l’attirai vers le lit et le laissai se noyer.
Son regard m’éveilla. Je l’avais senti peser dans mes rêves. Il pleurait sans bruit. Seulement de fines rivières qui traçaient des sillons depuis ses yeux gris. Il faisait jour, pourtant le soleil avait peine à se frayer un passage au travers du papier de la fenêtre. Comment lui, si fin, si généreux, si avide de belles choses avait-il pu s’oublier dans cette gargote infâme, indigne de l’homme que j’avais vu marcher dans les orangeraies de Blaye ? Fallait-il qu’il soit malheureux et désespéré ! J’étais responsable de cette déchéance. Je me détestais soudain. Il fallait en finir. Ou jamais plus je ne pourrais encore affronter un miroir.
Il appuyait sa tempe dans la paume de sa main, le visage ainsi surélevé pour mieux me contempler. Je
Weitere Kostenlose Bücher