Le lit d'Aliénor
vrai qu’elles coulaient, ces idiotes de larmes ! Mais je ne savais plus, tout à coup, si c’était de chagrin ou de joie.
– Quand je serai roi, je giflerai le méchant Louis et j’épouserai Aliénor… Dis, Nillette, c’est forcé que j’épouse Aliénor ?
Henri siégeait du haut de ses huit ans dans le fauteuil des ducs de Normandie. Il avait dit cette dernière phrase d’un air soucieux, après avoir frappé du poing sur l’accoudoir comme il voyait faire son père quand il se querellait avec un vassal.
– Pourquoi ? Elle ne te plaît pas, Aliénor ? Elle est belle, tu sais…
– Aussi belle que toi, Nillette ?
Je souris en brossant sa tignasse d’une main tendre. Décidément, elle était de plus en plus difficile à dompter.
– Plus encore que moi.
– Ah !
Il poussa un long soupir et, quittant son fauteuil, vint s’asseoir sur mes genoux. Aussitôt, il blottit sa tête dans mon cou. Si Geoffroi le voyait, il se fâcherait assurément. Il y avait longtemps qu’Henri n’avait plus à se laisser materner par qui que ce soit ! Pour l’heure, il ne songeait pourtant à rien d’autre, et je retrouvai avec tendresse les moments où, tout petit, il venait de même. Lui non plus n’avait pas oublié.
Devinant qu’il était soucieux, je questionnai :
– Qu’est-ce qui te tracasse ?
Henri haussa les épaules et répondit d’une petite voix embarrassée :
– C’est que je préférerais t’épouser toi, Nillette.
Je ne pus m’empêcher de rire tout en le serrant contre moi. Il me lança un regard noir et frappa du poing contre mon épaule.
– Méchante ! Tu te moques !
– Eh là, grosse brute ! On ne bat pas une femme, encore moins quand on veut la demander en mariage ! grondai-je en me frottant l’épaule.
Ce gamin avait une force hors du commun et un manque certain de contrôle de ses pulsions, pour ne pas dire un manque d’éducation. Je me réservai un reproche à l’égard du frère Briscaut.
– Pardon, pardon Nillette, pardon !
Il m’embrassa les joues avec effusion, me les tenant à pleines mains.
– Suffit, messire, allons, suffit.
Il s’arrêta.
– Regardez-moi, messire Henri.
Il planta un regard amoureux dans le mien, et je m’attendris comme autrefois. Mais il fallait lui faire la leçon. Aussi je pris un air sévère et, comme mère le faisait avec moi, j’entrepris de lui expliquer :
– Tu ne peux pas te marier avec moi, Henri, tu es un futur roi et je n’ai pas de dot en dehors d’un petit domaine sur tes terres. Aliénor, elle, est riche, belle, intelligente, elle sera une bonne reine et je sais que tu l’aimeras.
– Ça se peut pas ! C’est toi que j’aime, Nillette !
– Le temps viendra, Henri. Le temps viendra.
– Quand je serai roi, je te donnerai des domaines et tu pourras m’épouser.
– Ce n’est pas si simple. Et puis mon cœur appartient à un autre.
Ses yeux se voilèrent de tristesse, puis un éclair de colère les balaya.
– Quand je serai roi, je tuerai celui que tu aimes, voilà tout !
– En voilà des façons ! Sûrement pas ! Sans quoi, je te change en asticot et te jette dans la fosse aux poulets.
– Tu le feras pas !
Je levai mes doigts au-dessus de sa tête et, prenant un air diabolique, je lançai :
– Essaie donc un peu pour voir. Grundi fundi…
Henri s’échappa en courant dans un grand éclat de rire, et je passai le reste de la matinée à jouer à cache-trouvé avec lui, dans cette aile du château à demi en ruine où il m’avait entraînée.
Quatre jours plus tard, je recouvris d’une poignée de terre la bière de Guenièvre de Grimwald. Mathilde n’avait émis aucune objection à ce que je m’occupe d’Henri en attendant les funérailles, espérant que cela me réconforterait un peu. J’avais respecté, pour ma part, la coutume et veillé le corps chaque nuit pour que les « esprits malins », comme disait frère Briscaut, ne puissent s’emparer de son âme avant qu’elle soit en terre. J’eus envie de lui répondre qu’elle était déjà diluée dans l’espace et reconvertie dans une autre substance, mais à quoi bon ! Il croyait en son paradis divin et ce n’était ni le lieu ni le moment d’entamer une controverse. Mère vivait en moi pour toujours.
Et c’était la seule vérité. Ma vérité.
Je demeurai encore quelque temps auprès des miens. Henri ne voulait pas que je parte et je m’apercevais chaque jour davantage
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