Le lit d'Aliénor
stérile.
J’étais atterrée. Comment mes sens avaient-ils pu me trahir à ce point ? J’étais tellement sûre de moi. Encore une fois Denys me réconforta :
– Je la fais suivre nuit et jour, Loanna. Ce n’est pas Jaufré qu’elle veut. Elle ne l’aime pas. Elle brûle de passion pour Louis. Elle ne pourrait se permettre de porter gros ventre au regard de celui qui la voit comme une sainte. Elle n’aura jamais l’étoffe d’une reine, elle n’osera pas risquer de perdre celle d’une icône. Seule la vengeance l’anime. J’ai intercepté plusieurs billets anonymes qu’elle t’avait fait porter pour que tu les surprennes, elle et Jaufré. Elle cherche à te détruire et sait bien qu’il est ton point faible. Jaufré est vulnérable. J’ignore comment elle s’y est prise, mais il n’est pas difficile de montrer à quelqu’un l’intérêt qu’il aurait à susciter la jalousie pour réveiller quelque sentiment endormi.
– Alors il m’aime encore ? parvins-je à bredouiller comme un espoir infini.
– Plus, sans aucun doute, qu’aucun homme, et même moi, pourra jamais t’aimer, Loanna.
– Oh, Denys !
Je pris son visage à pleines mains. Denys m’était fidèle, je n’en doutais plus. D’ailleurs, en avais-je seulement jamais douté ? D’un seul coup, tout ce que j’avais refusé de voir m’apparaissait. Il fallait faire cesser ce jeu cruel, renvoyer Jaufré sur ses terres, utiliser Béatrice contre elle-même en la rapprochant de Louis, mais auparavant...
– Aime-moi, Denys.
Il marqua un temps de surprise, mais à présent mon sourire était franc. Je guidai ses mains vers ma gorge et ajoutai dans un souffle :
– Une fois. Une seule fois avant que nous ne soyons plus que des amis.
Fou de bonheur, il me souleva dans ses bras et m’étendit sur le tapis devant la cheminée flamboyante.
Les premiers frimas de novembre oxygénaient l’air vicié de la vieille ville. La ruelle, au triste nom de rue Brenneuse, était sombre, envahie de rats et de gros chats qui se faisaient une guerre misérable.
Nous avions monté l’embuscade avec l’aide d’un soldat nommé Duviol dont Denys avait fait son ami. Ses renseignements étaient exacts. L’office de vêpres était achevé depuis peu lorsque Béatrice parut, tout enveloppée d’une mante noire, escortée d’un homme que je reconnus être Barnabé de Monthoux, une fine lame dans l’ombre de Suger. Pas étonnant que le vieil homme l’ait mis au service de sa protégée. L’île de la Cité avec ses rues étroites abritait toutes sortes de coupe-jarrets.
Il ne fallut que quelques secondes. Sitôt engagé dans le passage, Duviol sauta depuis un appui de fenêtre sur le dos de Barnabé et frappa son crâne tandis que Denys saisissait la belle par-derrière. Béatrice poussa un cri de terreur, étouffé par un chiffon imbibé d’alcool de valériane appliqué contre son visage. Elle battit des bras comme un moulin par grand vent, puis s’écroula, inconsciente, dans ceux de Denys. Derrière eux, Duviol s’assura que Barnabé de Monthoux étendu à terre n’était qu’assommé. Ni l’un ni l’autre n’avaient eu le temps de voir le visage de leurs agresseurs. Un instant, l’envie me prit d’immoler Béatrice par la lame sur l’autel de ma vengeance, mais je n’en fis rien. J’avais d’autres projets pour elle.
L’auberge dans laquelle séjournait Jaufré était toute proche. Je débarrassai Béatrice de sa cape et la jetai sur mes épaules. Mon troubadour attendait une dame. Il ne fallait pas le décevoir.
Denys et son acolyte se chargèrent de ramener au palais la belle endormie, laissant pour solde de tout compte Barnabé de Monthoux se réveiller seul dans un recoin de mur discret. Les deux hommes ne s’appréciaient guère, et Denys n’était pas fâché de lui jouer ce méchant tour.
Je n’eus qu’à tourner l’angle d’une maison à quelques pas, pour découvrir l’enseigne au nom fameux du « Coucher du roi ». L’aubergiste, un homme ventripotent, essuyait ses grosses paluches sur un tablier qui avait dû être blanc. Je l’apostrophai d’une voix adoucie par la contrefaçon :
– Le sire de Blaye est-il là ?
– Non, la belle ! Mais il vous demande de l’attendre.
La chance me souriait. L’homme me tendit une clé, mais, au moment où j’allais m’en saisir, il la fît jouer autour de son doigt, me lançant dans une œillade langoureuse :
– P’têt’que
Weitere Kostenlose Bücher