Le lit d'Aliénor
voulus parler, mais il posa un doigt sur mes lèvres en chuchotant comme pour lui-même :
– Ne dis rien. Ne chasse pas mon rêve, pas encore. Il est trop beau. Il semble si réel que je n’ai pas envie de m’éveiller.
Je me contentai de sourire tristement, me troublant de cet index qui suivait le dessin de ma bouche tendrement. Je nouai mes bras autour de sa nuque et l’attirai vers ma bouche. Il m’embrassa avec tendresse. Jaufré était redevenu lui-même. De nouveau il m’appartenait. Alors désespérément, je m’abandonnai. Pour la dernière fois.
Il enleva avec douceur les vêtements que j’avais gardés la veille tandis qu’il me prenait bestialement dans une haleine d’alcool, et je retrouvai avec bonheur tout le savoir de ses caresses.
– Je t’aime, murmurai-je sur sa peau.
Et, follement, je le lui prouvai.
– Tu m’aimes, mais tu me chasses ; pourras-tu jamais me pardonner ? Je t’en prie, Loanna, elle ne comptait pas, tu le sais.
– Je le sais, mais je ne peux plus, Jaufré. Quelque chose est brisé.
– Je ne peux pas vivre sans toi. C’est parce que tu m’as rejeté pour Aliénor que je me suis perdu. Que devais-je dire, moi, quand tu trompais mon ventre avec le sien ?
– Tu savais avant.
Il eut un rire nerveux.
– Quelle différence cela fait-il ? As-tu jamais pensé à ce que je pouvais ressentir chaque fois que je t’imaginais dans ses bras ? Tout ce temps passé à espérer… Je ne dors plus, je ne vis plus depuis quatre années, Loanna, depuis que tu m’as conquis en assiégeant ma terre de Blaye, mieux qu’aucun de mes ennemis. Demande-moi n’importe quoi, même de ne plus chanter, mais ne me chasse pas.
J’avais mal. Mal à m’ouvrir les veines. Où trouver la force, après cette nuit ? Mais quelque chose cognait plus fort encore dans mon ventre, ce besoin de le protéger. Mes ennemis pourraient sans aucun scrupule, Béatrice l’avait prouvé, le détruire pour m’atteindre.
Il valait mieux qu’on le croie oublié, mort, banni de mon cœur.
– Vous partirez à l’aube. Vos gens vous réclament, messire de Blaye. Pour ma part, vous m’avez donné cette nuit votre dernière chanson.
– Je ne le crois pas ! Je sais que tu m’aimes autant que je t’aime.
Il posa la main sur le loquet de la porte, mais avant de l’ouvrir, murmura :
– Je pars sur l’heure, mais sache que rien ni personne ne me fera renier mon serment. Je jure par Dieu qu’aucune autre femme jamais ne sera mienne tant que je vivrai. Et qu’il ne se passera pas un jour, un seul, où je n’attendrai comme un chien misérable que ton pardon me rappelle. Souviens-t’en, Loanna de Grimwald. Souviens-t’en avant que la mort te prenne.
La porte se referma sur ces mots, les emmurant au fond de mon cœur. À mon tour, quelques minutes plus tard, je quittai l’auberge et rentrai au palais. Béatrice ne parla jamais de sa mésaventure, et je n’abordai pas non plus le sujet. Une nouvelle page de l’histoire était à écrire. Elle le fut dans le sang.
13
Aliénor avait beau s’activer à repriser cette vieille étole qui avait appartenu à sa mère, elle ne parvenait pas à réduire l’usure du tissu. Louis l’avait rejointe, chassant poliment celles d’entre nous qui l’assistaient dans ces besognes, autour d’un foyer dans lequel crépitait un tronc entier de chêne. Il la regardait planter son aiguille avec détermination, s’acharnant sur son ouvrage qui lui permettait de garder le regard loin de celui de son époux. Avant qu’il entre, elle savait ce qu’il allait lui dire et ce qu’elle lui répondrait :
– Thibault de Champagne a demandé l’excommunication. Ce serait folie que de poursuivre pareil engagement, Aliénor.
– C’est ma sœur, Louis. Que Thibault aille au diable. Leur union a été bénie devant Dieu.
– Par des parjures ! Allons, ma reine, il faut se soumettre.
– Jamais !
Louis se mordilla la lèvre. Aliénor ne céderait pas, il le savait et ne pouvait aller contre sa volonté.
Tout s’était passé trop vite. Beaucoup trop vite. Pernelle aimait Raoul de Crécy et Raoul de Crécy, que le roi avait nommé sénéchal de France, aimait Pernelle au point de vouloir l’épouser.
Au printemps 1142, ils étaient venus plaider la cause de leur amour auprès de la reine. Répudier l’épouse légitime de Raoul avait été une simple formalité pour Aliénor. Il lui avait suffi de trois évêques
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