Le lit d'Aliénor
le reflet de ses caprices. J’avais cru qu’ils étaient le résultat d’une stratégie. Le drame de Vitry ravivait le doute. Je ne supportais pas l’idée d’être en partie responsable de cet holocauste. Depuis trois années, j’avais tissé une fine toile d’araignée dont chaque maillon était une clé de voûte. Une clé qui s’était effondrée sur des femmes et des enfants. Je n’étais pas venue au monde pour ça ! J’étais venue au monde pour servir l’Angleterre. Aujourd’hui, je n’avais plus que le sentiment désespéré de ne servir à rien ni à personne. Même plus à Jaufré que délibérément j’avais chassé. Je n’avais plus de ses nouvelles. Je m’étais habituée à ne pas penser à lui. C’est étrange comme on s’habitue à tout. Il me visitait seulement en rêve. Au matin, je me jetais à corps perdu dans l’intrigue. Tellement que tout ce que j’avais orchestré avait réussi. Trop bien réussi. Le roi se mourait.
Lorsque la missive arriva, j’en étais là de mes réflexions, écœurée de tout. Elle venait non pas de dame Mathilde, mais de mon ami Thomas Becket : « Ne vous découragez pas mon enfant, disait-il en gallois, songez que ce n’est point pour dame Mathilde que vous œuvrez, mais pour le futur roi. Si Mathilde échoue, Henri le jeune vaincra. C’est trop tôt. Bien trop tôt. Il n’est encore qu’un enfant. Songez à lui quand vous viendra le doute. Lors, je le sais, vous ferez en votre âme et conscience ce qui est bon pour l’Angleterre. Respectez-vous et vous ne vous perdrez point. Et plus que tout, chère enfant, chère amie, prenez soin de vous, d’Aliénor et du roi de France. »
C’était comme s’il avait pu lire dans mes pensées. Un instant, je songeai que Merlin peut-être avait inspiré sa plume. Plus que tout, ce furent ces derniers mots qui me réconfortèrent. Je devais sauver Louis. S’il trépassait, Aliénor se ferait enlever par quelque duc ou pis encore, et tout serait à recommencer. Je n’étais pas responsable de toutes ces vies sacrifiées. La folie des hommes seule était à blâmer. Ce siècle n’était fait que de barbarie. Je ne pouvais me rendre coupable de tous les crimes commis, qu’ils l’aient été au nom d’un Dieu, d’une terre ou d’une cause. Il y aurait toujours des victimes. Si, par mon action, un jour l’Angleterre était unifiée derrière Henri, alors j’aurais justifié mes actes.
J’implorai Aliénor d’envoyer quérir Bernard de Clairvaux. Lui seul pouvait guérir l’âme malade du roi. Mais Bernard de Clairvaux ne vint pas. Il dépêcha un messager : « Dieu seul à présent décidera de donner ou non Son pardon en épargnant Louis. » Aliénor n’avait qu’à prier. Elle pria. Béatrice, l’immonde Béatrice, pria comme jamais elle ne l’avait fait, à s’user les genoux de l’aube au couchant sur les pierres froides de l’abbatiale de Saint-Denis. Suger, après avoir condamné Louis, se condamna lui-même et pria pour la rémission de leurs fautes à tous deux entre deux ordres lancés à ses maîtres d’œuvre.
Je n’avais plus qu’une solution. Aider Dieu à faire son choix. Le lendemain de la réponse de Bernard de Clairvaux, tandis que les chapelets de repentir s’élevaient vers un ciel brumeux, je pénétrai dans la chambre de Louis en secret. Bernard le gras ronflait à grand bruit sur une paillasse au pied du lit. L’apothicaire avait eu une pensée charitable pour celui qui lui faisait porter du vin chaud. Sans supposer un seul instant qu’il pût contenir une drogue, il s’en était rassasié. Un sourire ravi s’épanouissait sur ses babines que retroussait le souffle régulier et bruyant du sommeil.
Louis était aussi blanc que les draps, le visage émacié, la respiration saccadée, les lèvres serrées desquelles s’échappaient parfois des plaintes. Il transpirait à grosses gouttes sur son front brûlant. Il portait la mort jusqu’au bout de ses ongles violacés. Nul doute qu’au matin il ne serait plus. Je desserrai avec difficulté ses dents et introduisis dans sa gorge quelques gouttes de liquide, puis appliquai le reste de ma potion sur ses tempes. Cela fait, je m’installai à son chevet.
Au chant du coq, la fièvre était tombée. Lors, je sortis une autre fiole contenant une décoction de pavot et lui en fis avaler une bonne rasade. Le gros Bernard commençait à s’agiter sur sa paillasse, claquant du bec sur des arrière-goûts de
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