Le Livre De Ma Mère
Lorsque je vis les taches bleues sur ses mains, les
larmes me vinrent et je m’agenouillai et je baisai follement ses petites mains
et elle baisa mes mains et nous nous regardâmes, fils et mère à jamais. Elle me
prit sur ses genoux et elle me consola. Mais lorsque, le lendemain soir, je
m’en fus à une autre brillante réception, je n’emmenai pas ma mère avec moi.
Elle
ne s’indignait pas d’être ainsi mise de côté. Elle ne trouvait pas injuste son
destin d’isolée, son pauvre destin de rester cachée et de ne pas connaître mes
relations, mes idiotes relations mondaines, cette sale bande de bien élevés.
Elle savait qu’elle ne connaissait pas ce qu’elle appelait « les grands usages
». Elle acceptait, bon chien fidèle, son petit sort d’attendre, solitaire dans
mon appartement et cousant pour moi, d’attendre mon retour de ces élégants
dîners dont elle trouvait naturel d’être bannie. Attendre dans son obscurité,
tout en cousant pour son fils, humblement attendre le retour de son fils lui
suffisait. Admirer son fils revenu, son fils en smoking ou en habit et
bien-portant, suffisait à son bonheur. Apprendre de lui les noms des importants
convives lui suffisait. Connaître en détail les divers plats du luxueux menu et
les toilettes des dames décolletées, de ces grandes dames qu’elle ne connaitrait
jamais, lui suffisait, suffisait à cette âme sans fiel. Elle savourait de loin
ce paradis dont elle était exclue. Ma bien-aimée, je te présente à tous
maintenant, fier de toi, fier de ton accent oriental, fier de tes fautes de
français, follement fier de ton ignorance des grands usages. Un peu tardive,
cette fierté.
XI
Un
jour, à Genève, lui ayant donné rendez-vous à cinq heures dans le square de l’Université,
je n’arrivai, retenu par une blondeur, qu’à huit heures du soir. Elle ne me vit
pas venir. Je la considérai, la honte au cœur, qui m’attendait patiemment,
assise sur un banc, toute seule, dans le jour tombé et l’air refroidi, avec son
pauvre manteau trop étroit et son chapeau affaissé sur le côté. Elle attendait
là, depuis des heures, docilement, paisiblement, un peu somnolente, plus
vieille d’être seule, résignée, habituée à la solitude, habituée à mes retards,
sans révolte en son humble attente, servante, pauvre sainte poire. Attendre son
fils pendant trois heures, quoi de plus naturel et n’avait-il pas tous les
droits? Je le hais, ce fils. Elle m’aperçut enfin et elle se remit à vivre,
toute de moi dépendante. Je revois son sursaut de vitalité revenue, je la
revois passant brusquement de l’hébétude à la vie, rajeunie, brusquement
passant de sa somnolence d’esclave ou de chien fidèle à un extrême intérêt à
vivre. Elle ajusta son chapeau et ses traits, car elle tenait à me faire
honneur. Et ensuite, Maman vieillissante, elle eut ses deux gestes à elle, d’où
lui étaient-ils venus et en quelle enfance avaient-ils été puisés? Je les
revois si bien, ses deux gestes gauches et poétiques quand, de loin, elle me
voyait arriver. Le terrible des morts, c’est leurs gestes de vie dans notre
mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n’y comprenons plus rien.
Tes
deux gestes sempiternels, chaque fois que tu me voyais arriver au rendez-vous.
D’abord, les yeux éclairés de bonheur timide, tu me désignais inutilement de
l’index, avec un ravissement plein de dignité, pour me montrer que tu m’avais
vu, en réalité pour te donner une contenance. Je réprimais parfois une sorte de
fou rire agacé et honteux devant cet absurde geste, attendu et si connu, que tu
avais de me désigner à personne. Et puis, chérie, tu te levais et venais à ma
rencontre, rougissante, confuse, exposée, souriant de gêne d’être vue à
distance et observée trop longuement. Maladroite, débutante, tu avançais avec
un sourire ravi et honteux de petite fille pas dégourdie, tes yeux me scrutant
cependant pour savoir si je ne critiquais pas intérieurement. Pauvre Maman, tu
avais si peur de me déplaire, de n’être pas assez occidentale à mon gré. Et
alors, tu avais ton second geste de timidité. Comme je le connais et comme il
est vivant dans mes yeux qui voient trop tous les passés. Tu portais ta petite
main à la commissure de ta lèvre, tandis que tu avançais vers moi, ton autre
main en balancier scandant ta marche pénible. C’était un geste de notre Orient,
le geste des vierges honteuses qui se cachent un peu
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