Le Livre De Ma Mère
merveilleuse idée « et
parfaitement, que diable, il faut se divertir et jouissons de la vie tandis que
nous sommes en vie et vraiment il est fou d’être sages et pourquoi
resterions-nous calfeutrés à la maison, comme des vieux, et je suis prête, mon
chéri, je n’ai que mon chapeau à mettre ». (Elle n’avait jamais que son chapeau
à mettre, même la nuit où, mélancolique à cause d’une blonde fée et infante, je
la réveillai à minuit pour lui demander de sortir avec moi.) Mais si je
changeais malicieusement d’avis, parce que je savais ce qui allait se passer,
et si je disais que je préférais en somme rester à la maison, immédiatement
elle approuvait, non pour m’être agréable, mais par sincérité passionnée et tout
explosive, toutes mes décisions étant remarquablement justes. Elle approuvait,
sans même savoir qu’elle se contredisait, et elle me disait que « parfaitement,
ce sera si agréable de rester gentiment au chaud à la maison et de parler
ensemble au lieu d’aller voir ces bêtises de cinéma où la femme est toujours
tellement bien coiffée, même quand elle est malade, et d’ailleurs il fait
mauvais dehors et puis ce sera fatigant de rentrer tard à la maison et puis, la
nuit, il y a des voleurs dans les rues, ces fils de Satan qui vous arrachent
votre sac ». Ainsi, au sujet du cinéma, si je changeais malicieusement quatre
fois d’avis, quatre fois elle changeait sérieusement d’avis, se contredisant
avec la même foi. « Tu te mettras au lit, me disait-elle, si ma dernière décision
était contre le cinéma, et moi je resterai près de ton lit jusqu’à ce que tu
t’endormes et si tu veux je te raconterai l’histoire des fiançailles manquées
de Diamantine, la fille du savonnier, celle qui n’avait qu’une dent et pas de
cou, tu sais, et comme quoi ce fut une souris qui fut la cause du drame. Que je
te conte et te raconte, mon fils. Sache, mon fils, qu’en ces temps passés, car
il y a longtemps et la pauvre Diamantine est morte et elle est bien où elle est
mais nous sommes encore mieux ici, en bas, sache mon fils... » commençait-elle.
Et moi j’écoutais avec délices, béat, flatté, physiquement charmé. Car j’étais
amoureux des interminables histoires de ma mère, qu’elle compliquait d’incidentes
généalogiques et entrecoupait de friandises miraculeusement surgies d’une
valise, interrompant parfois le fil de son histoire pour s’inquiéter de n’avoir
pas reçu de lettre de mon père. Mais je la rassurais virilement et mon obéissante
mère se laissait convaincre et me racontait d’infinies histoires douloureuses
ou bouffonnes du ghetto où je suis né et je ne les oublierai jamais. Parfois,
comme je voudrais retourner dans ce ghetto, y vivre entouré de rabbins qui sont
comme des femmes à barbe, y vivre de cette vie aimante, passionnée, ergoteuse,
un peu nègre et folle.
Amour
de ma mère. Elle était avec moi comme un de ces chiens aimants, approbateurs et
enthousiastes, ravis d’être avec leur maître. La naïve ardeur de son visage
m’émouvait, et son adorable faiblesse et cette bonté dans ses yeux. Leurs
politiques éphémères? Ce n’est pas mon affaire et qu’ils se débrouillent. Leurs
nations, dans dix siècles disparues? L’amour de ma mère est immortel.
Amour
de ma mère. Elle approuvait mes caprices. Elle approuvait d’aller au bar automatique
manger, en bons complices, des sandwiches, parce qu’il est sage d’économiser «
et ne gaspille pas l’argent que tu gagnes avec ton cerveau, mon enfant ». Mais
elle approuvait aussi d’aller au restaurant le plus cher, parce que la vie est
courte. Étrange, cet être le plus aimant, ma mère, par quel mystère me suis-je
tenu souvent loin d’elle, évitant les baisers et le regard, pourquoi et quelle
fut cette cruelle pudeur? Trop tard. Jamais plus je ne la reverrai débarquant
de son train à Genève et m’apportant, épanouie, son tribut, des louis d’or
qu’elle avait mis secrètement de côté. Une fois, pendant son séjour, elle me
prépara une folie de gelée de groseilles, plus de cent pots, pour être sûre que
je ne manquerais pas de douceurs lorsqu’elle repartirait. Pendant ses séjours
auprès de moi, elle ne voulait rien d’autre que cuisiner abondamment pour moi
et, ensuite, parée comme une malhabile reine et corsetée et plus fière et lente
qu’un cuirassé à la présomptueuse proue, sortir l’après-midi avec Son Fils,
lentement,
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