Le Livre De Ma Mère
convenablement.
Amour
de ma mère. Jamais plus je n’irai, dans les nuits, frapper à sa porte pour
qu’elle tienne compagnie à mes insomnies. Avec la légèreté cruelle des fils, je
frappais à deux heures ou trois heures du matin et toujours elle répondait,
réveillée en sursaut, qu’elle ne dormait pas, que je ne l’avais pas réveillée.
Elle se levait aussitôt et venait en peignoir, trébuchante de sommeil, me
proposer son cher attirail maternel, un lait de poule ou même de la pâte
d’amandes. Faire de la pâte d’amandes à trois heures du matin pour son fils,
quoi de plus naturel? Ou bien, elle proposait un bon petit café au lait bien
chaud que nous boirions gentiment ensemble en causant infiniment. Elle ne trouvait
rien de déraisonnable à boire du café avec moi, au pied de mon lit, à trois
heures du matin, et à me raconter jusqu’à l’aube d’anciennes disputes
familiales, sujet en lequel elle était experte et passionnée.
Plus
de mère pour rester auprès de moi jusqu’à ce que je m’endorme. Le soir, en me
couchant, je mets quelquefois une chaise près de mon lit pour me tenir
compagnie. Faute de mère, on se contente de chaise. Le milliardaire de l’amour
reçu est devenu clochard. Si tu as une insomnie, une de ces nuits,
débrouille-toi tout seul, mon ami, et surtout ne frappe à aucune porte. Et si
tu te remaries avec cette brune qui t’a plu l’autre jour, garde-toi de frapper
à sa porte à trois heures du matin. Tu serais bien reçu. « J’entends que
l’on respecte mon sommeil », te dirait-elle, les yeux glacés et le menton
carré. Amour de ma mère, à nul autre pareil. Oui, je sais que je ressasse et
remâche et me répète. Ainsi est la ruminante douleur aux mandibules en veule
mouvement perpétuel. Ainsi je me venge de la vie en me rabâchant, le cœur peu
gaillard, la bonté de ma mère enfouie.
Amour
de ma mère, jamais plus. Elle est en son définitif berceau, la bienfaitrice, la
douce dispensatrice. Jamais plus elle ne sera là pour me gronder si je me fais
des idées. Jamais plus là pour me nourrir, pour me donner vie chaque jour, pour
me mettre au monde chaque jour. Jamais plus là pour me tenir compagnie pendant
que je me rase ou que je mange, me surveillant, passive mais attentive
sentinelle, tâchant de deviner si j’aime vraiment ces losanges aux noix qu’elle
m’a préparés. Jamais plus elle ne me dira de manger moins vite. J’adorais être
traité en enfant par elle.
Jamais
plus, ses courts sommeils subits de vieillissante cardiaque en son fauteuil, et
lorsque je lui demandais si elle dormait, elle répondait toujours, brusquement
réveillée, qu’elle avait seulement un peu fermé les yeux. Et elle se levait
tout de suite pour servir, pour me proposer de manger plus tôt, et que sais-je,
mon Dieu, tout le reste, toutes ses bontés. O Maman, ma jeunesse perdue.
Complaintes, appels de ma jeunesse sur l’autre rive.
Par
amour pour moi, elle dominait sa peur des bêtes et elle parvenait à aimer ma
jolie chatte. Elle caressait gauchement cette bête dont les mobiles lui
échappaient, cette bête à griffes toujours prête à transgresser les Dix
Commandements, mais qui n’en était pas moins aimée de son fils et par
conséquent charmante certainement. Elle la caressait tout de même d’assez loin,
et avec une petite main toute prête à se retirer. De son amour, je revois tout,
son épanouissement timide à la gare, lorsqu’elle m’apercevait sur le quai, sa
maladroite petite main, le jour où elle avait pris sous ma dictée, avec tant de
fautes d’orthographe et de bonne volonté, des pages d’un livre de moi
auxquelles elle ne comprenait saintement que dalle. Je me souviens, je me
souviens, et ce n’est pas le meilleur de mes biens.
Amour
de ma mère. Jamais plus je n’aurai auprès de moi un être parfaitement bon. Mais
pourquoi les hommes sont-ils méchants? Que je suis étonné sur cette terre.
Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux? Pourquoi adorent-ils se venger,
dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir, les pauvres? Que cette
horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent,
puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c’est incroyable. Et
pourquoi vous répondent-ils si vite mal, d’une voix de cacatoès, si vous êtes
doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance,
c’est-à-dire sans danger? Ce qui fait que des tendres doivent faire
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