Le Livre De Ma Mère
le visage. Ou peut-être,
ce geste, c’était pour dissimuler ta petite cicatrice, vieille Maman, éternelle
fiancée. Que je suis ridicule d’expliquer cet humble trésor de tes deux gestes,
ô ma vivante, ma royale morte. Je sais bien que ce que je dis de tes deux
gestes n’intéresse personne et que tous, certes, se fichent de tous.
Jamais
plus sur un banc de square tu ne m’attendras. Tu m’as abandonné, tu ne m’as pas
attendu, tu as quitté ton banc, tu n’as plus eu le courage d’attendre le retour
de ton fils. Cette fois, il t’a fait trop attendre. Il était trop en retard au
rendez-vous et tu es partie. C’est la première méchanceté que tu m’aies faite.
Je suis seul maintenant et c’est à mon tour d’attendre sur le banc automnal de
la vie, sous le vent froid qui gémit dans le crépuscule et soulève les feuilles
mortes en néfastes tourbillons odeur d’anciennes chambres, à mon tour
d’attendre ma mère qui ne vient pas, qui ne viendra plus au rendez-vous, ne viendra
plus. Ces gens qui passent devant moi sont inutiles et vivants, salement
vivants. Je leur lance un regard malade et, lorsque je vois une vieille
vivante, je pense à ma mère qui était belle et je dis en moi-même « Charmante
mignonne » à l’affreuse vieille. Piteuse vengeance. Je suis malheureux, Maman,
et tu ne viens pas. Je t’appelle, Maman, et tu ne réponds pas. Ceci est
horrible car elle m’a toujours répondu et elle accourait si vite quand je
l’appelais. Maintenant, fini, à jamais silencieuse. Silence entêté, surdité
obstinée, terrible insensibilité des morts. Êtes-vous heureux au moins,
bien-aimés, heureux d’être enfin débarrassés de ces méchants vivants ?
XII
Elle
m’a attendu trois heures dans ce square. Ces trois heures, j’aurais pu les passer
avec elle. Tandis qu’elle m’attendait, auréolée de patience, je préférais,
imbécile et charmé, m’occuper d’une de ces poétiques demoiselles ambrées,
abandonnant ainsi le grain pour l’ivraie. J’ai perdu trois heures de la vie de
ma mère. Et pour qui, mon Dieu? Pour une Atalante, pour un agréable arrangement
de chairs. J’ai osé préférer une Atalante à la bonté la plus sacrée, à l’amour
de ma mère. Amour de ma mère, à nul autre pareil.
D’ailleurs,
la poétique demoiselle, si j’avais perdu, par quelque mal soudain, ma force ou
simplement toutes mes dents, elle aurait dit à sa femme de chambre, en me
désignant, de balayer cette ordure édentée. Ou, plus noblement, cette musicale
donzelle aurait senti, soudain purement senti et eu la spirituelle révélation
qu’elle ne m’aimait plus et que ce serait impur de ne pas vivre dans la vérité
et de continuer à voir un homme qu’elle n’aimait plus. Son âme se serait envolée
à tire-d’aile. Ces nobles personnes aiment les hommes forts, énergiques,
affirmatifs, les gorilles, quoi. Édentés ou non, forts ou faibles, jeunes ou
vieux, nos mères nous aiment. Et plus nous sommes faibles et plus elles nous
aiment. Amour de nos mères, à nul autre pareil.
Petite
remarque en passant. Si le pauvre Roméo avait eu tout à coup le nez coupé net
par quelque accident, Juliette, le revoyant, aurait fui avec horreur. Trente
grammes de viande de moins, et l’âme de Juliette n’éprouve plus de nobles
émois. Trente grammes de moins et c’est fini, les sublimes gargarismes au clair
de lune, les « ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette ». Si Hamlet
avait, à la suite de quelque trouble hypophysaire, maigri de trente kilos,
Ophélie ne l’aimerait plus de toute son âme. L’âme d’Ophélie pour s’élever à de
divins sentiments a besoin d’un minimum de soixante kilos de bifteck. Il est
vrai que si Laure était devenue soudain cul-de-jatte, Pétrarque lui aurait
dédié de moins mystiques poèmes. Et pourtant, la pauvre Laure, son regard
serait resté le même et son âme aussi. Seulement, voilà, il lui faut des
cuissettes à ce monsieur Pétrarque, pour que son âme adore l’âme de Laure.
Pauvres mangeurs de viande que nous sommes, nous, avec nos petites blagues
d’âme. Assez, mon ami, ne développe plus, on a compris.
Amour
de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait
de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise
l’aimé, le pauvre aimé si peu divin. Si, un soir, je lui proposais d’aller au
cinéma, elle disait aussitôt que oui, c’était une
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