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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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Genève. Est-ce possible? Il y a donc eu un
temps merveilleux où je n’avais qu’à envoyer un télégramme de dix mots pour
que, deux jours plus tard, elle débarque sur le quai de la gare, avec son
sourire conventionnel de timide, ses valises toujours un peu démantibulées et
son chapeau trop étroit. Je n’avais qu’à écrire dix mots et elle était là, magiquement.
J’étais le maître de cette magie et je l’ai si peu utilisée, idiotement occupé
que j’étais par des nymphes. Tu n’as pas voulu écrire dix mots, écris-en
quarante mille maintenant.
    Ma
folie est de penser sans cesse à cette feuille de télégramme. J’écris dix mots
à la poste et voilà, elle est à la portière du wagon, elle me fait signe en me
désignant de l’index. Et voilà, elle se dépêche gauchement sur le marchepied,
avec une peur horrible de tomber, car elle et la gymnastique, ça fait deux. Et
voilà, elle avance vers moi, digne et honteuse, avec ses cheveux frisés, son
nez un peu fort, son chapeau trop petit, ses talons un peu de travers et ses
chevilles un peu enflées. Elle est un peu ridicule d’avancer ainsi péniblement,
le bras en balancier, mais je l’admire, cette maladroite aux yeux fastueux,
Jérusalem vivante. Elle est déguisée en dame convenable d’Occident mais c’est
d’un antique Chanaan qu’elle arrive et elle ne le sait pas. Et voilà, sa petite
main me caresse la joue. Elle est si émue. Comme elle s’est bien recoiffée et brossée
dans la toilette du wagon, une demi-heure avant l’arrivée. Je la connais bien.
Par de longs préparatifs, elle a voulu se rendre élégante pour faire hommage à
son fils et en être bien jugée. Maintenant, elle se met sous ma protection et
elle sait que je vais m’occuper de tout, du porteur, du taxi. Elle me suit
docilement. Sa petite angoisse d’éternelle étrangère en tendant son passeport
au gendarme genevois. Mais elle n’a pas trop peur parce que je suis là. Dans le
taxi, elle me prend la main, y dépose un petit baiser maladroit, un baiser si
léger, une petite plume de canari. Elle sent l’eau de Cologne pas très chère.
Voilà, on est arrivés chez moi. Elle est intimidée par ce bel appartement. Elle
aspire un peu de salive, c’est son petit tic de gêne, quand elle veut être
distinguée. Et voilà, les cadeaux sortent de la valise. Que de gâteaux, préparés
par elle, poèmes d’amour. Je la remercie et alors elle me donne un autre de ses
baisers à elle, un baiser timide et poétique : elle me prend légèrement la joue
entre deux de ses doigts et ensuite elle baise ses deux doigts. Tu vois,
chérie, je me souviens de tout. Je la regarde. Oui, je la connais bien. Je
connais ses petits secrets ingénus. Je sais très bien qu’elle ne m’a pas donné
tous les cadeaux. Je sais qu’il y en a d’autres, cachés dans la valise, et
qu’ils sortiront peu à peu, les jours suivants. Elle veut faire durer le
plaisir, me donner un cadeau chaque jour, je fais celui qui ne se doute de
rien. Je ne veux pas lui gâcher son petit plaisir. Maintenant, c’est le
lendemain matin. Elle m’apporte le plateau du petit déjeuner. Elle est en peignoir.
Finies, les vertueuses élégances de la veille. Elle se laisse un peu aller ce
matin, car elle est vieille. Je suis content qu’elle soit en peignoir et en
pantoufles. Ça la repose.
    C’est
le seul faux bonheur qui me reste, d’écrire sur elle, pas rasé, avec la musique
inécoutée de la radio, avec ma chatte à qui, en secret, je parle dans le
dialecte vénitien des Juifs de Corfou, que je parlais parfois avec ma mère. Mon
impassible chatte, mon ersatz de mère, ma piteuse petite mère si peu aimante.
Quelquefois, lorsque je suis seul avec ma chatte, je me penche vers elle et je
l’appelle ma petite Maman. Mais ma chatte me regarde et ne comprend pas. Et je
reste seul, avec ma ridicule tendresse en chômage.
    Je
suis hanté par cette scène que je lui fis. « Je demande pardon »,
sanglotait mon adorable. Elle était si épouvantée par son péché d’avoir osé
téléphoner à cette comtesse et de lui avoir demandé « si mon fils Albert est toujours
chez vous, madame ». Cette comtesse, à cause de qui je fis du mal à ma sainte
mère, était une crétine sans postérieur, qui prenait au sérieux les fonctions
et les décorations de son diplomate de mari, et qui parlait sans arrêt,
l’idiote, comme un perroquet ivre de vin blanc. « Je ne le ferai plus »,
sanglotait mon adorable.

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