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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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semblant
d’être méchants, pour qu’on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique,
pour qu’on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir? Chien
endormi n’a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la
mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l’agréable
cercueil. Comme j’aimerais pouvoir ôter, tel l’édenté son dentier qu’il met
dans un verre d’eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon
cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon
cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions
rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai
jamais plus. Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert.
    Pendant
ses séjours à Genève, elle m’attendait toujours à la fenêtre. Personne ne m’attendra
comme elle à la fenêtre, pendant des heures. Je revois son visage à la fenêtre
penché, trop gros et tout de moi empli, si concerné et attentif, un peu
vulgaire d’excessive attention, les yeux fixés sur le tournant du trottoir.
Elle m’apparaît toujours comme celle qui était à la fenêtre. A la fenêtre et au
guet quand je rentrais du travail. Je levais la tête et c’était doux de voir
d’en bas ce visage lourd d’attente, cette pensée qui m’attendait, et j’étais
filialement rassuré. Maintenant, chaque fois que je rentre chez moi, cette
vieille habitude de lever les yeux vers la fenêtre. Mais il n’y a jamais
personne à la fenêtre. Qui a besoin de se mettre à la fenêtre pour m’attendre?
    Quand
je sortais, elle était aussi à la fenêtre, pour rester une minute de plus avec
moi et contempler cette forme disparaissante qui était son fils, son lot sur
cette terre, son cher fils qu’elle regardait s’éloigner, qu’elle regardait
peut-être avec cette étrange et pénétrante pitié que nous avons pour ceux que
nous aimons et dont nous connaissons le secret dénuement, cette même aiguë
pitié que j’éprouve pour mes aimés lorsque, de ma fenêtre, je les vois dans la
rue, seuls et si perdus et désarmés, marchantes catastrophes, et ne se doutant
pas que je les regarde. Et mes aimés ne sont pas seulement ma fille et Marianne
et quelques autres, mais tous les hommes dans la rue, tous si ratés et chers,
et que je n’aime que de loin car de près ils ne sentent pas toujours la rose.
Oui, je levais la tête vers ma mère, une fois ou deux fois, rassuré, protégé,
mais ne comprenant pas assez mon bonheur. Maintenant, quand je sors de chez
moi, je lève encore la tête, quelque peu perdu et hagard. Mais il n’y a jamais personne
à la fenêtre.
    Jamais
plus elle ne me soignera, elle, la seule. La seule qui jamais n’aurait été impatiente,
ma maladie aurait-elle duré vingt ans et aurais-je été le plus insupportable
des malades. Elle est la seule qui ne m’aurait pas soigné par devoir ou par
affection. Mais par besoin. Parce que, moi malade, la seule chose intéressante
pendant vingt ans aurait été de me soigner. Ainsi était-elle. Toutes les autres
femmes ont leur cher petit moi autonome, leur vie, leur soif de bonheur
personnel, leur sommeil qu’elles protègent et gare à qui y touche. Ma mère
n’avait pas de moi, mais un fils. Peu lui importait de ne pas dormir ou d’être
lasse si j’avais besoin d’elle. Que me reste-t-il à aimer maintenant, de ce
même amour sûr de n’être jamais déçu? Un stylo, un briquet, ma chatte.
    O
toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère,
mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs,
enfants, amis, tout le reste n’est que misère et feuille emportée par le vent.
    Il
y a des génies de la peinture et je n’en sais rien et je n’irai pas y voir et
ça ne m’intéresse absolument pas et je n’y connais rien et je n’y veux rien
connaître. Il y a des génies de la littérature et je le sais et la comtesse de
Noailles n’est pas l’un d’eux, ni celui-ci, ni celui-là surtout. Mais ce que je
sais plus encore, c’est que ma mère était un génie de l’amour. Comme la tienne,
toi qui me lis. Et je me rappelle tout, tout, ses veilles, toute la nuit,
auprès de moi malade, sa bouleversante indulgence, et la belle bague qu’elle
avait, avec quelque regret mais avec la faiblesse de l’amour, si vite accepté
de m’offrir. Elle était si vite

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