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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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vaincue par son écervelé de vingt ans. Et ses
secrètes économies, à moi seul destinées quand j’étais étudiant, et toutes ses
combines pour que mon père n’apprenne pas mes folies et ne se fâche pas contre
le fils dépensier. Et sa naïve fierté, lorsque le rusé tailleur lui avait dit,
pour l’embobiner, que son fils de treize ans avait « du cachet ».
Comme elle avait savouré ce mot affreux. Et ses doigts secrètement en cornes
contre le mauvais œil quand des femmes regardaient son petit garçon de
merveille. Et, durant ses séjours à Genève, sa valise toujours pleine de
douceurs, ces douceurs qu’elle appelait « consolations de la gorge » et qu’elle
achetait secrètement, en prévision de quelque envie subite de ma part. Et sa
main qu’elle me tendait soudain, brusquement, pour serrer la mienne, comme à un
ami. « Mon petit kangourou », me disait-elle. Tout cela est si proche. C’était
il y a quelques milliers d’heures.
    Amour
de ma mère, à nul autre pareil. Ma fille m’aime. Mais tandis que je suis tout
seul à écrire, elle est en train de déjeuner avec un crétinet, épris d’art et
de beauté. (Il prononce bottai.) Ma fille m’aime, mais elle a sa vie et elle me
laisse seul. Ma mère était mon gui. Rien d’autre n’importait que de coudre
auprès de moi. Aspirant un peu de salive, elle cousait et puis nous nous
regardions et je me sentais à ma place, rassuré, un fils. Ensuite, elle se
levait, allait dans sa chère cuisine, passerelle de son commandement, faire ses
petites tâches sacrées, faire ses inutiles tapotements sur les boulettes,
mettre d’affreux papiers dentelés sur les étagères. Et puis elle m’appelait
pour me faire apprécier les papiers dentelés et elle me regardait pour voir si
j’approuvais. De ces humbles choses est fait un sublime amour.
    Celui-ci,
c’est des passions qu’il lui faut et de jeunes chasseresses aux longues cuisses
ou de merveilleuses stars qui, entre parenthèses, se mouchent dans les
mouchoirs et il n’en sort pas des perles. C’est son affaire et grand bien lui
fasse. Moi, c’est ma mère qui m’importe, et surtout Maman en sa vieillesse, ses
cheveux blancs et ses bavardages enthousiastes que d’avance je savais par cœur.
Moi, c’est ma vieille mère, oui, et le dentier de ses dernières années, le
dentier qu’elle lavait sous le robinet. Elle était mignonne quand elle était
sans son dentier, si désarmée, si bonne d’être inoffensive comme un nourrisson
tout en gencives, enfantine et prononçant mal sans ses fausses dents, mais par
maternelle coquetterie se retenant de rire et mettant sa main contre sa bouche
vide. Avec elle seule je n’étais pas seul. Maintenant je suis seul avec tous.
    Avec
les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler
un peu. Avec ma mère, je n’avais qu’à être ce que j’étais, avec mes angoisses,
mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l’âme. Elle ne m’aimait pas
moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil.
    Avec
elle seule, j’aurais pu vivre loin du monde. Jamais elle ne m’aurait jugé ou critiqué.
Jamais elle n’aurait, comme d’autres, pensé : il ne publie plus de livres, ou :
il vieillit. Non. Mon fils, se serait-elle dit avec foi.
    Eh
bien, moi, je t’envoie, les yeux ennoblis par toi, je t’envoie à travers les
espaces et les silences, ce même acte de foi, et je te dis gravement : ma
Maman.

XIII
    Ses
larmes à la gare de Genève, le soir du départ pour Marseille, lorsque la
locomotive lançait son hystérie de folle désespérée, avec les bruits de fer et
la vapeur qui s’échappait sous les essieux. A la portière du wagon, elle me
considérait si tendrement, avec folie et malheur, sans plus se soucier d’être
élégante et bien vêtue. Elle savait qu’elle allait me quitter pour un an et que
ma vie était séparée de son humble vie par un abîme que je hais maintenant. Oh,
la bénédiction en larmes d’elle à la portière, d’elle me regardant tellement,
d’elle soudain si vieille, défaite et décoiffée et le chapeau mal mis et
absurdement de travers, la bénédiction d’elle, exposée, déconfite, misérable,
vaincue, paria, si dépendante et obscure, un peu folle de malheur, un peu
imbécile de malheur. Finie, la merveille d’être ensemble, la pauvre fête de sa
vie. Sa panique de malheur à la portière du train qui s’ébranlait, qui allait
l’emporter vers sa vie de

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