Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
portant les pavillons de toutes les nations du monde. À
perte de vue s’étendaient des rangs serrés de navires à vapeur ou à voiles. Le
steamer devait se frayer un passage à travers l’incessant va-et-vient de
milliers de barques, chalands, goélettes, galiotes, clippers, bricks et gabares
emplis de marchandises venant des quatre coins du globe.
Derrière
les mâts se distinguaient des enfilades de bassins, d’entrepôts, de cheminées
d’usine et de bâtisses en brique d’un rouge sombre. Du London Bridge jusqu’à
Greenwich s’échelonnaient des deux côtés du fleuve sur plusieurs dizaines
d’acres les docks qui faisaient la renommée du port : celui de Londres
proprement dit, de Victoria, des Tabacs, des Indes occidentales, des Indes
orientales, du Surrey, du Commerce, et le dock de Sainte-Catherine, situé au pied
de la Tour de Londres et à l’appontement duquel William avait embarqué tout à
l’heure. Sur les quais encombrés de montagnes de caisses, de ballots et de
barriques s’activait l’immense armée des dockers, chargeant et déchargeant les
navires, accomplissant jour après jour ce rude et monotone travail. Le
piaillement des mouettes dans le ciel était couvert par les bruits et clameurs
du port : grincements de chaînes qui s’enroulent, coups de marteau,
crissement des grues à vapeur ou hydrauliques, cornes de brume, fracas de
coques qui s’entrechoquent, bribes de chansons braillées par des marins. À ces
sons se superposait une profusion d’odeurs émanant à la fois du fleuve, des
entrepôts qui bordaient les quais et de l’East End. Certaines avaient toujours
existé, d’autres étaient nouvelles, et William s’amusait à les identifier. Aux
relents d’égout qui flottaient en permanence au-dessus de la Tamise se mêlaient
des parfums de lavande et d’agrumes, des effluves de chocolat et de houblon,
des fragrances de thé, de café et d’épices, des odeurs piquantes de cuir, de
fonte échauffée et de suie. De la « pipe de la reine », le grand
fourneau dans lequel étaient brûlées jour et nuit les feuilles de tabac
confisquées ou endommagées, émanait une fumée épaisse qui agaçait les narines.
Grâce
à la maîtrise qu’elle exerçait sur les mers, la Grande-Bretagne était devenue
en l’espace de quelques siècles le cœur d’un vaste empire englobant le quart
des terres émergées de la planète et le cinquième de l’humanité. Et le port de
Londres, le plus grand du monde en terme de tonnage, était la plaque tournante
du commerce international et, partant, l’entrepôt de l’Europe. Par l’estuaire
de la Tamise se déversaient continuellement denrées et matières premières en
provenance des colonies et des contrées les plus lointaines. Bois, laine,
céréales, bétail, thé, café, charbon, vin, sucre, coton, soie, tabac arrivaient
par mer d’Australie et de Nouvelle-Zélande, de Chine et des Indes, d’Égypte et
du Soudan, des Antilles et d’Uruguay, dans un ballet incessant de navires qui
se délestaient de leurs marchandises dans le port de Londres pour ensuite
repartir chargés de nouvelles cargaisons. Mieux que les taches de couleur
symbolisant les possessions anglaises sur une mappemonde, l’abondance et
l’extraordinaire diversité des marchandises qui affluaient vers la capitale
permettaient d’embrasser du regard la puissance de l’Empire britannique.
William
contemplait l’étalage de cette richesse insolente avec un mélange de haine et
de convoitise. La fureur éprouvée lorsqu’il avait perdu le Livre d’émeraude,
malgré toutes les combinaisons qu’il avait échafaudées, était retombée, et il
se tournait de nouveau vers l’avenir. Même si l’Astrum n’était plus, son
objectif était aujourd’hui à portée de main, mais il fallait encore faire
preuve de patience. Et la patience, William n’en manquait pas.
Déjà,
le steamer avait quitté le port engorgé. La Tour de Londres s’estompait dans le
lointain tandis que les derniers feux du soleil glissaient sur le fleuve
ardoisé d’où transpirait une mince couche de brume. William était heureux de
quitter l’Angleterre pour rentrer en Italie. Les séjours qu’il effectuait sur
sa terre natale lui étaient toujours pénibles. Trop de souffrances et de
souvenirs humiliants s’y rattachaient. Après toutes ces années, il ressentait
encore sur sa peau la brûlure de l’infamie.
Mais
bientôt, William mettrait ce pays honni à ses pieds et
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