Le livre du cercle
infecte comme une agression contre ses sens : la sueur, la pestilence
âcre des tanneries, le fumier déversé sur les plantations de chanvre et de lin,
les seaux d’ordures jetés par les fenêtres.
— Veux-tu
prendre une brouet? demanda-t-il à Elwen.
Celle-ci
jeta un coup d’œil au ciel en se protégeant les yeux du soleil.
— C’est
une trop belle journée pour s’enfermer dans une brouette étouffante. Je vais
marcher.
Elle
avait remonté ses cheveux et enfilé son bonnet, mais quelques mèches
indisciplinées tombaient sur ses joues. Will leva le bras pour les écarter mais
il ne termina pas son geste. Ce qui avait été naturel entre eux semblait
maintenant inapproprié. Sa main resta suspendue un moment, puis elle retomba.
— Je
ferais mieux d’y aller.
— Nous
pouvons marcher ensemble si tu veux, dit Elwen en faisant semblant de ne pas
remarquer son embarras. Tu m’as bien dit que tu devais passer chez le
parcheminier ? Je peux t’accompagner jusqu’à l’île de la Cité.
— Je
ne vais pas au Quartier latin, aujourd’hui. Le fournisseur habituel d’Everard
est à court. Je me rends chez celui qui est près du Temple.
— Oh.
Elwen
remit son bonnet en place pour masquer sa déception.
— Et
quand nous reverrons-nous ?
— La
prochaine fois que je pourrai échapper au dragon.
— Everard
ne peut pas être un homme si mauvais.
— Ce
n’est pas toi qui travailles pour lui.
— Il
finira par reconnaître que tu as droit au manteau, Will.
— Je
n’en suis pas si certain, murmura-t-il pour lui-même tandis qu’Elwen se
faufilait dans la cohue et disparaissait.
Au
bout d’un moment, il s’engagea dans une rue parallèle pour éviter le tumulte.
Everard lui avait donné de l’argent pour prendre une brouette mais il y avait
tellement de gens et d’animaux dans les rues qu’il arriverait plus rapidement à
pied au Quartier latin. Il se sentait coupable d’avoir menti à Elwen, et un peu
idiot aussi car il marchait dans la même direction, à une rue d’intervalle.
Mais il ne pouvait pas rester près d’elle après le baiser, c’était une torture
trop cruelle. Contournant la foule de la foire aux bestiaux, Will descendit
vers la Seine avec en tête des pensées aussi lourdes que la chaleur de
l’après-midi.
Il
n’y avait eu que peu de changement dans ses habitudes quotidiennes, ou dans
celles d’Elwen, depuis leur arrivée à Paris. Son amie n’avait eu aucune
difficulté à conserver sa place au palais. Quant à lui, il s’était soumis avec
un peu moins de bonne volonté à son apprentissage. Physiquement, tous deux
avaient changé : Will avait grandi, une barbe noire et douce adoucissait les
angles saillants de sa mâchoire, et Elwen était devenue une jeune femme
gracieuse qui frappait par sa beauté. Mais c’est entre eux qu’avaient eu lieu
les changements les plus dramatiques.
L’évolution
avait été graduelle, presque imperceptible, mais, les mois et les années
passant, Will avait compris que ce qui avait commencé comme une amitié, née du
chagrin partagé lors de la mort d’Owein, était devenu quelque chose d’autre. De
plus excitant. De terrifiant, aussi. Il avait dissimulé ses sentiments pendant
un moment, se contentant de jeter des regards furtifs à Elwen quand elle
regardait ailleurs. Il faisait semblant de s’intéresser à ce qu’elle racontait
alors qu’il buvait ses paroles, quoi qu’elle dise, comme un nectar divin. Bien
entendu, Elwen avait été plus directe. Une fois, elle lui avait montré un livre
qu’elle avait trouvé au palais. Will avait pensé qu’il s’agissait d’un de ces
romans pour lesquels elle s’enthousiasmait. Puis elle avait soulevé la couverture
en cuir : les pages étaient remplies d’illustrations montrant des hommes et des
femmes nus dans diverses positions et dans un état d’abandon licencieux. Ils
avaient ri un moment, mais Will avait vu le rouge monter aux joues d’Elwen et
le regard complice qu’elle lui avait lancé. A ce moment précis, il avait su
qu’elle partageait ses sentiments. Ensuite, ils avaient commencé à se donner
des rendez-vous secrets, profitant de tous les instants d’intimité qui leur
étaient offerts pour échanger des baisers qui laissaient Will complètement
abasourdi.
Tout
en dépassant les grandes maisons des marchands lombards et des juifs, qui
donnaient sur la rivière, il lutta pour se souvenir de cette période lointaine
où il pouvait regarder Elwen sans
Weitere Kostenlose Bücher