Le livre du magicien
Marchands, chaudronniers, colporteurs, bohémiens, voyageurs et vagabonds : tous vont et viennent.
Corbett leva les mains, les doigts écartés.
— Mais cinq cadavres ?
Le gouverneur ne put soutenir son regard.
— Cinq corps... en quoi ? L’espace de deux mois ? On ne peut mettre ce sanglant ouvrage sur le compte d’un homme de passage. L’assassin doit se trouver tout près, peut-être même à quelques pas de cette salle.
Il prit appui sur la table, repoussa sa chaire et, se dirigeant vers l’une des meurtrières, se tint sur le rebord pour jeter un coup d’oeil à l’extérieur. Il était las et avait trop chaud ; la touffeur était insupportable. Il avait mal dormi la nuit précédente et le trajet avait été glacial et malaisé. Il n’avait pas envie de rencontrer Craon et les renseignements que Bolingbroke avait rapportés de Paris l’alarmaient fort. Et cette affaire en plus ! Corbett pensa aux meurtres similaires auxquels il avait été confronté dans le Suffolk ou ailleurs, à ces hommes vicieux qui pourchassaient les jouvencelles pour les abattre comme une belette tuerait la volaille dans une basse-cour, fondant sur elles comme un faucon sur une colombe. Il y avait eu de semblables assassinats à Londres ; et même au sein du Conseil royal...
— Sir Hugh ?
— Je réfléchissais...
Le magistrat retourna vers la table. Il tapota l’épaule de son écuyer et jeta un coup d’oeil à Bolingbroke, à moitié endormi sur sa chaire.
— Je repensais, répéta-t-il en s’asseyant, à des meurtres du même genre. Ils ont été évoqués jusqu’à Westminster. Il s’agissait de jeunes femmes abattues, souvent violées, dont le corps avait été jeté dans un fleuve ou, parfois, enterré sous une mince couche de terre dans l’un des cimetières de la ville.
— Le meurtre existe depuis Caïn, fit observer Launge, et des jouvencelles ont été violées depuis le commencement des temps.
— Non, nous avons ici quelque chose de différent, insista Corbett en appuyant sa chope sur sa joue pour profiter de sa fraîcheur. Sir Edmund, vous avez bien entendu dire que la Chambre des lords et celle des communes ont entériné les mesures, la loi destinée à assainir les grand-routes et à rendre les chemins plus sûrs ? Et savez-vous pourquoi ? On prétend que la campagne change. Qu’il est devenu inutile de labourer la terre ou de l’ensemencer.
— On laisse pousser l’herbe, déclara le gouverneur, et paître les moutons. C’est comme ça dans le Dorset et le Devon. Que Dieu me pardonne, j’ai fait de même sur mes terres.
— Les marchands étrangers veulent toujours plus de notre laine, continua Corbett, et le roi Édouard la vend aux banquiers Frescobaldi qui, en échange, financent ses guerres. On compte douze hommes pour labourer, semer et récolter, mais un seul suffit à garder une centaine de moutons. Les villages meurent, les pauvres deviennent plus pauvres encore et ils se ruent en nombre dans les cités, Londres, Bristol, York, Carlisle, ou dans les grands châteaux comme Corfe. Les jouvencelles, parfois seules au monde, cherchent du travail ou un endroit pour poser leur tête. Ne serait-ce qu’à Southwark, on compte cinq mille catins, proies faciles pour les renards, les faucons et les belettes, tous ceux qui ont soif de sang.
Corbett s’interrompit, ne prêtant qu’à demi l’oreille aux bruits de la maison qui, indistincts, lui parvenaient à travers les épaisses murailles du donjon. Il éprouva un instant une profonde nostalgie en pensant à son foyer et se demanda ce que faisait Lady Maeve.
— Quelle heure est-il ? s’enquit-il en se tournant vers son hôte.
— Il doit être neuf heures, répondit ce dernier qui présenta ses excuses pour n’avoir pas fait allumer la bougie des heures {5} .
— Si nous le pouvons, soupira Corbett, nous vous aiderons à capturer le meurtrier. Avez-vous des soupçons ?
Launge eut un geste de dénégation.
Le magistrat se redressa.
— Le temps passe. Revenons à nos affaires. Quand les Français arrivent-ils ?
— Ils devraient être ici en fin d’après-midi. Le seigneur de Craon, sa garde, quatre professeurs de la Sorbonne et quelques archers royaux ont accosté à Douvres il y a trois jours. Pourquoi cette rencontre ? questionna Launge en se penchant en avant. Et pourquoi céans ?
— Il y a sept mois, expliqua le magistrat, Édouard d’Angleterre a ratifié le traité de paix de Paris
Weitere Kostenlose Bücher