Le livre du magicien
vaillants et esprit vif, Maîtresse Feyner dirigeait les lavandières. Elle était tout aussi consciente de son rang et de son pouvoir qu’une châtelaine en son castel. En fait la situation avait empiré depuis que Phillipa, la fille de Maîtresse Feyner, avait disparu le dernier dimanche de la fête de la moisson. Comme une feuille emportée par le vent, sans que quiconque sache où. Bien sûr, aucune des autres filles ne la regrettait vraiment. Phillipa, elle aussi, était imbue d’elle-même et de ses propres grâces, surtout quand le père Matthew les rassemblait dans la nef, le samedi après-midi, pour leur enseigner l’alphabet et l’importance des nombres. Il était étrange, le père Matthew. Si érudit !
Alusia leva les yeux vers le ciel de plomb. Allait-il neiger ? Elle espérait que non, mais, si c’était le cas, elle serait au moins venue le jour de la Sainte-Marion pour se recueillir sur la tombe de son amie. Elle souffla sur ses doigts gourds et regarda disparaître son haleine chaude. Rebecca aurait dû l’accompagner, mais Maîtresse Feyner avait fait remarquer avec insistance que si elle désirait profiter de la carriole de la buée pour aller à l’église, elle devait partir sans délai. Maîtresse Feyner avait du linge à rendre à Maître Reginald à La Taverne de la Forêt et Rebecca n’aurait plus qu’à courir pour la rattraper. Alusia n’avait rien à redire à cela, mais à présent, dans ce cimetière désert, elle reconnaissait qu’elle aurait peut-être dû attendre. Où Rebecca était-elle passée ? Quand arriverait-elle ?
Alusia s’arrêta près de la tombe de sa grand-mère et regarda l’église, vieil édifice de pierre usée. La nef ressemblait à une longue grange, bien que Sir Edmund ait récemment fait recouvrir le toit de tuiles neuves et agi de son mieux pour restaurer la pierre du haut clocher carré. Une chandelle brillait à l’une des étroites fenêtres de la tour. Le père Matthew en allumait toujours une en guise de fanal quand les volutes de brume marine refoulaient dans les terres et enveloppaient la campagne d’une épaisse couverture grise. Corfe étant un endroit dangereux, les passants n’avaient pour se guider que la lueur des chandelles ou des torches du château. Au nord, à l’est et à l’ouest s’étendaient d’épaisses forêts séculaires, pleines de marécages, de marais et autres endroits périlleux. Les jouvencelles évoquaient les esprits et les lutins qui vivaient sous les ramures ou s’abritaient dans les fissures des vieux chênes, les bruits et les apparitions étranges, les feux follets – fantômes incontestés des morts – qui voltigeaient sur les tourbières.
Alusia embrassa du regard le sombre cimetière. Bien qu’il fût encore tôt, la brume marine allongeait ses doigts glacés. Elle resserra autour d’elle la chape qu’elle avait empruntée à son père, une chape de soldat en laine vierge doublée de bourre et pourvue d’un profond capuchon. Elle se demanda si le père Matthew se trouvait dans l’église et s’il en sortirait. Elle ferait semblant de quérir des simples, mais, bien sûr, celles-ci ne fleuriraient pas avant mai et le printemps semblait bien loin.
Alusia cherchait une tombe, celle de Marion, petit monticule de terre noire qui marquait la dernière demeure de son amie intime. Marion, avec ses yeux vifs, riant de tout, dont on avait retrouvé le cadavre sur un tas d’ordures dans la cour extérieure du château. Elle avait été la première victime, tuée d’un carreau d’arbalète lâché de si près que le père d’Alusia avait dit qu’il avait presque transpercé le corps de la pauvre Marion. L’apothicaire de Corfe, aidé par le père Matthew, le vieux père Andrew et Maîtresse Feyner, avait préparé la dépouille pour l’inhumation. On avait tenu les autres servantes et Alusia à l’écart, mais elle était montée en cachette durant l’après-midi et s’était faufilée dans la chambre. À présent, elle le regrettait. Le visage de Marion était d’une pâleur effrayante, avec de profonds cernes autour des yeux vitreux d’où avaient glissé les pièces de monnaie. De petites taches de sang marquaient encore sa bouche et tant de linges avaient été enroulés autour de sa poitrine blessée qu’on aurait dit qu’elle avait enflé.
Alusia trouva la tombe, marquée d’une simple croix sur laquelle le maréchal-ferrant de Corfe avait gravé au fer rouge Marion,
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