Le livre du magicien
décida qu’ils ne pouvaient laisser passer une si belle occasion. D’un geste, il intima le silence à ses compagnons et ils se glissèrent sous les arbres derrière l’auberge. Rassemblant leurs forces, ils escaladèrent le mur d’enceinte, se laissèrent choir sans bruit dans la cour et descendirent non sans peine du haut tas de fumier disposé entre les deux longues écuries. Dans la cour pavée, les chiens en laisse s’éveillèrent tout de suite et, en dépit du froid, tirèrent sur leur corde, babines retroussées, avec de rauques aboiements. Horehound n’irait pas plus loin. Il vit s’ouvrir la porte à l’arrière du cabaret. Il y eut un rayon de lumière réconfortant et des parfums de cuisine, quasi irrésistibles.
— Qui va là ?
Maître Reginald, armé d’une arbalète, se tenait dans la lumière. Derrière lui deux gâte-sauces brandissaient de solides gourdins.
— Ce n’est que Horehound, Maître Reginald, cria le pendard. Foxglove se meurt. Nous avons besoin de nourriture et de boisson.
— Qu’offrez-vous en échange ? s’enquit l’aubergiste en s’avançant et en faisant taire les chiens.
Horehound serra le bâton dont il était muni.
— Rien, répondit-il d’une voix éraillée. Même nos salaisons sont avariées. Maître Reginald, gémit-il, il nous faut de la viande et du pain. Je vous les rendrai au printemps.
Il fit un pas en avant, si affamé qu’il ne pouvait plus maîtriser son courroux. La resserre et la cuisine de Maître Reginald regorgeaient de bonnes viandes, de tourtes à la croûte dorée, de tendres morceaux de porc, d’oie, de poulet et autres délices. La faim rendait le miséreux audacieux. Il traversa la cour pavée en balançant sa matraque. Le tavernier leva son arbalète.
— Donnez-nous à manger, répéta le claquedent, et nous vous laisserons en paix.
Une voix étrangère cria dans la maison.
— Vous avez des visiteurs ? s’enquit Horehound.
Maître Reginald comprit l’allusion menaçante.
— Il faudra bien qu’ils voyagent : nous les laisserons passer sans dommage.
Le tavernier ne comprenait pas à quel point les misérables étaient affaiblis et démunis. On cria derechef et cette fois, à contrecoeur, il leur fit signe de s’avancer dans la douce chaleur et la lumière de la cuisine. Horehound poussa un grognement de plaisir. Milkwort et Angelica restèrent bouche bée devant les étals de boucher chargés de viandes, les paniers de pain de seigle et les petites miches blanches juste sorties des fours qui flanquaient la grande cheminée. Horehound embrassa la pièce du regard. La lumière se reflétait sur les jattes et les poêlons luisants et c’est alors qu’il prit sa décision. Il en avait assez de la forêt ; c’était le dernier hiver qu’il passerait à rôder sous les arbres. Enhardi par la perspective d’une vie autre il alla jeter un coup d’oeil par la porte entrebâillée de la grand-salle. Les cinq étrangers étaient assis autour d’une table. Maître Reginald, son visage dur encore plus revêche que de coutume, l’écarta. On apporta une besace de cuir qu’on s’empressa de remplir de restes de viande et de pain de seigle rassis, puis qu’on fourra dans la main de Horehound. L’aubergiste leur permit de prendre une des miches fraîches et un morceau de fromage avant d’ouvrir la porte de derrière et de les chasser d’un geste. Quand Horehound passa près de lui, il l’attrapa par l’épaule.
— Souviens-toi, le prévint-il, je ne veux pas que mes hôtes aient des ennuis sur les chemins de la forêt, et, au printemps, il faut que tu me rembourses.
Le coquin et ses deux compagnons n’étaient que trop disposés à acquiescer. Ils traversèrent la cour, escaladèrent le mur et s’accroupirent quelques instants dans les ténèbres glacées pour se féliciter de leur bonne fortune.
— Je me demande ce qui nous vaut ça ? remarqua Milkwort, une grimace de méfiance sur son visage rougi et gercé.
Il était si près de Horehound que ce dernier pouvait sentir son haleine fétide et l’odeur de sueur rance qui montait de ses haillons crasseux.
— Maître Reginald voulait que nous partions ! chuchota Angelica. Ça ne lui plaisait guère que nous soyons là ! Il ne fallait pas que nous gênions ces marchands qui doivent bien payer.
À présent qu’il se retrouvait dans la nuit froide, Horehound était encore plus circonspect. Le tavernier n’était point réputé pour sa
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