Le livre du magicien
silence, la neige et la malheureuse Rebecca jetée comme un ballot de chiffon sur le chemin.
— As-tu aperçu quelque chose d’étrange ?
Alusia avait à nouveau fait signe que non. Elle ne se souvenait de rien, et pourtant, à présent qu’elle était plus réveillée et reposée, certains souvenirs commençaient à lui revenir. C’était comme quand elle s’était éveillée après la dernière Saint-Jean où elle s’était enivrée de cidre et avait dansé avec les autres sur la pelouse du château. Au début elle avait tout oublié, mais ensuite les souvenirs avaient afflué : elle avait embrassé ce garçon et cet autre et, beaucoup plus important, Martin, ce beau soldat qui la regardait de loin et avait retenu son attention. Il l’avait tenue serrée pendant que les danseurs tourbillonnaient et que l’air résonnait de la musique endiablée des tambours, des rebecs et des flûtes. C’était pareil à présent. Ses parents lui avaient narré ce qu’on avait fait du corps de Rebecca qui gisait, froid et rigide, dans le dépositaire près de l’église de château, la façon dont le père Matthew avait ramené à Corfe le cadavre et elle-même et comment il avait oint la dépouille...
Alusia, assise dans le lit de ses parents à l’étage de la petite maison bâtie contre le mur de la forteresse, essayait de toutes ses forces de se souvenir. Sir Edmund avait dit que l’envoyé du roi à qui rien n’échappait viendrait peut-être la questionner. Que pourrait-elle alors lui répondre ? Et pourtant les souvenirs étaient bien là. Elle était certaine d’avoir entrevu quelqu’un, juste une minute, près de la grille. Et que faisait le père Matthew sur le chemin ? Alusia se remémora que le père Andrew, à peu près à la même époque l’année d’avant, avait été appelé pour administrer les derniers sacrements à une sentinelle qui avait glissé du chemin de ronde et s’était tuée. Il s’était agenouillé et avait murmuré l’absolution à l’oreille du défunt. Pourquoi le père Matthew n’avait-il pas agi ainsi auprès de Rebecca ? Ce même père Matthew ne leur avait-il pas appris que l’âme ne quitte jamais le corps sur-le-champ et qu’on pouvait encore donner l’absolution et appliquer les saintes huiles des heures après le trépas ?
Alusia resta couchée, au chaud et à l’abri, jusqu’à ce qu’on l’appelle pour le souper. Puis elle alla rejoindre les autres jeunes filles rassemblées autour d’un grand feu de joie dans le baile du château. Un moment agréable où partager chaleur, bavardages et goulées d’un pichet de godale réchauffée par des braises et épicée de muscade râpée. Martin l’avait observée et elle, audacieuse, lui avait rendu ses regards. La terreur qu’elle avait ressentie le matin précédent l’avait rendue plus courageuse, comme si elle avait compris que la vie était fugace. Elle avait accepté de le retrouver à l’endroit habituel, à l’autre bout de la cour intérieure, et elle tenait toujours ses promesses.
Elle avait apporté un lumignon pris dans la besace de son père et, bien que le froid soit mordant, elle se tenait à présent dans le couloir désert et éboulé qui conduisait aux anciennes réserves, désaffectées, car les murs s’écroulaient. Depuis qu’il faisait froid, Martin et elle s’y retrouvaient souvent. L’endroit était sombre, sûr et tranquille, et ses parents la croiraient avec les autres jouvencelles. Elle espérait seulement que Martin apporterait le chauffe-main de bronze, cadeau de son frère aîné qui l’avait gagné dans un jeu d’adresse à un chaudronnier ambulant. Le récipient avait un couvercle et une poignée et, une fois plein de tisons ou de charbons ardents, était fort utile pour garder les mains chaudes par les glaciales nuits sombres comme celle-ci.
Alusia entendit du bruit et, soufflant la chandelle, s’enfonça plus avant dans la cave. Quelqu’un descendait l’escalier d’un pas léger.
— Alusia ! Alusia ! chuchota une voix douce.
La bachelette, pressée de rencontrer son amoureux, sortait déjà des ténèbres quand elle comprit son erreur. C’était trop tard. Elle aperçut une silhouette noire qui empêchait la lumière d’entrer. Elle ouït un « crick » et un « click ». Le carreau la frappa en haut de la poitrine et la renvoya s’affaisser dans l’ombre.
CHAPITRE V
« On la trouve dans chaque ville, chaque village, chaque camp...
La
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