Le loup des plaines
quitté les plaines. Les fils
de Yesugei se rassemblèrent pour rendre un dernier hommage à leur père. À l’aube,
ils l’envelopperaient dans un tissu blanc et le porteraient sur une haute
colline, abandonnant sa chair nue aux faucons et aux vautours chers aux esprits.
Les bras qui leur avaient appris à bander un arc, le visage énergique qui les
avait inspirés, tout serait déchiré en mille lambeaux et volerait dans le corps
de ces oiseaux sous le regard du père ciel. Yesugei ne serait plus lié à la
terre comme eux tous l’étaient.
Tandis que la nuit avançait, les guerriers formaient des
groupes qui allaient de tente en tente pour recueillir la parole de toutes les
familles. Temüdjin ne prenait pas part au rituel et regrettait que Bekter ne
soit pas là pour assister aux funérailles, entendre le récit de la vie de
Yesugei. Malgré l’antipathie qu’il nourrissait pour son frère, il savait que
Bekter en souffrirait.
Nul ne ferma l’œil. Quand la lune se leva, les Loups firent
un grand feu au centre du camp et Chatagai, le vieux conteur, une outre d’arkhi
à la main, attendit que tous se rassemblent. Seuls les guetteurs restèrent sur
les collines. Hommes, femmes, enfants vinrent écouter et pleurer. Tous savaient
que les larmes répandues sur le sol grossiraient un jour les rivières qui
étanchaient la soif des troupeaux et des familles de toutes les tribus. Il n’y
avait pas de honte à pleurer un khan qui les avait protégés pendant les rudes
hivers et avait fait des Loups une force de la plaine.
Temüdjin était assis en solitaire et beaucoup vinrent lui
presser l’épaule et lui murmurer quelques mots respectueux. Temüge avait le
visage rouge d’avoir pleuré mais il vint avec Kachium et tous deux s’assirent
près de leur frère pour partager son chagrin en silence. Venu lui aussi écouter
Chatagai, Khasar, pâle et tremblant, serra Temüdjin dans ses bras. Hoelun
arriva en dernier, la petite Temülen endormie dans les plis de sa robe. Elle
pressa ses garçons contre elle l’un après l’autre puis s’assit, le regard rivé
sur les flammes, comme égarée.
Chatagai s’éclaircit la voix, cracha dans le feu qui
rugissait et commença :
— J’ai connu le Loup quand il était enfant, que ses
fils et sa fille n’étaient encore qu’un rêve du père ciel. Un jour, il se
glissa dans la tente de mon père et y chaparda un rayon de miel enveloppé dans
un linge. Il enterra ce linge mais il avait un chien à l’époque, un limier jaune
et noir. L’animal déterra le linge et le lui apporta alors même qu’il affirmait
ne pas même avoir su qu’il y avait du miel dans la tente. Pendant des jours, il
n’a pas pu s’asseoir !
Chatagai marqua une pause tandis que les guerriers
souriaient.
— À douze ans seulement, il menait des razzias sur les
troupeaux des Tatars. Quand Eeluk voulut prendre femme, ce fut Yesugei qui vola
des chevaux pour les donner au père de la fille, trois juments rousses, et une
douzaine de moutons, en une seule nuit. Le sang de deux hommes brillait sur son
sabre. Même alors, rares étaient ceux qui l’égalaient avec une lame ou un arc. Il
était un fléau pour les Tatars et lorsqu’il devint khan, ils apprirent à
redouter Yesugei et les hommes qui chevauchaient avec lui.
Chatagai but une lampée d’arkhi, claqua des lèvres.
— Quand son père fut enterré au ciel, Yesugei rassembla
tous les guerriers et les emmena dans la plaine où, pendant de nombreux jours, ils
n’eurent pour subsister que quelques poignées de nourriture et à peine assez d’eau
pour s’humecter le gosier. Tous ceux qui furent de l’équipée revinrent avec le
feu au ventre et la loyauté au cœur. Il donna leur fierté aux Loups et ils
devinrent forts et gras, repus de mouton et de lait.
Temüdjin écouta le vieil homme narrer les victoires de son
père. Chatagai avait la mémoire encore assez aiguisée pour se rappeler les
paroles prononcées, le nombre d’ennemis tombés sous le sabre ou les flèches de
Yesugei. Peut-être exagérait-il ce nombre. Les anciens hochaient la tête et
souriaient, et tandis que les outres d’airag se vidaient, ils se mirent à
manifester leur approbation au souvenir des batailles que Chatagai décrivait.
— Ce fut ce jour-là que le vieux Yeke perdit trois
doigts de sa main droite, poursuivait le conteur. Yesugei les retrouva dans la
neige et les lui rapporta. En les voyant, Yeke dit qu’il pouvait les donner aux
chiens,
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