Le loup des plaines
foudroyait quiconque était assez sot pour croiser son
regard. Même Eeluk, lorsqu’il était venu ordonner qu’on démonte leur tente, n’avait
pas tourné les yeux vers la veuve de Yesugei. Les guerriers avaient détaché et
roulé les grandes bandes de feutre, démonté le treillis de bois, tranché les
nœuds de tendon séché. Tout avait été emporté, des arcs de Yesugei aux deels d’hiver doublés de fourrure. Bekter avait juré et crié en voyant qu’il ne leur
resterait rien, mais Hoelun avait simplement secoué la tête devant la cruauté
désinvolte d’Eeluk. Les deels étaient superbes, trop précieux pour
protéger du froid ceux qui, de toute façon, ne survivraient pas. L’hiver les
arracherait à la vie aussi sûrement qu’une flèche dès la première neige. Hoelun
faisait cependant face avec dignité, le visage fier et vierge de larmes.
Cela ne fut pas long. Tout était conçu pour être emporté et
lorsque le soleil fut au-dessus de leurs têtes, les cercles noirs étaient vides,
les chariots chargés.
Hoelun frissonna lorsque le vent forcit. Il n’y avait plus d’abri
maintenant que les tentes étaient parties et elle se sentait engourdie par le
froid. Elle savait que Yesugei aurait fait sauter une dizaine de têtes avec le
sabre de son père s’il avait été là pour voir ça. Son corps gisait dans l’herbe.
Pendant la nuit, quelqu’un avait noué une bande de tissu autour de la poitrine
ratatinée de Chatagai pour cacher sa blessure. Les deux hommes se retrouvaient
côte à côte dans la mort.
Lorsque Eeluk souffla dans son cor, les gardiens de troupeau
guidèrent les bêtes à l’aide de bâtons pointus plus longs qu’un homme. Les
moutons et les chèvres détalèrent en bêlant pour échapper à la piqûre de la
pointe et la tribu se mit en branle. Hoelun et ses enfants, raides et pâles
comme un bosquet de bouleaux, les regardèrent partir. Temüge sanglotait en
silence et Kachium lui prit la main, au cas où il serait tenté de courir
derrière les chariots.
La plaine avala bientôt les cris des bergers et de leurs
bêtes. Hoelun les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils soient loin et poussa enfin
un soupir de soulagement. Elle savait Eeluk capable d’envoyer des hommes faire
le tour des collines pour donner une fin sanglante à la famille abandonnée. Dès
que la distance fut trop grande pour qu’on la voie, elle se tourna vers ses
fils, les rassembla autour d’elle.
— Il nous faut un abri et de quoi manger, mais surtout,
il faut partir d’ici. Des charognards viendront bientôt fouiner dans les
cendres du feu et ils ne marcheront pas tous sur quatre pattes… Bekter !
La sécheresse du ton de Hoelun tira de sa torpeur son fils
aîné, qui fixait encore les silhouettes lointaines.
— Je compte sur toi pour t’occuper de tes frères.
— À quoi bon ? répondit-il. Nous sommes tous morts.
Hoelun le gifla avec une violence telle qu’il chancela. Le sang
se remit à couler là où Eeluk l’avait frappé la veille.
— Un abri et de quoi manger, Bekter. Les fils de Yesugei
ne se laisseront pas mourir en silence, comme Eeluk l’espère. Et sa femme non
plus. J’ai besoin de ta force, tu comprends ?
— Que ferons-nous… de lui ? demanda Temüdjin en se
tournant vers le cadavre de son père.
Hoelun flageola brièvement en suivant le regard de son fils
puis elle serra les poings et trembla de colère.
— Était-ce trop de nous laisser un cheval ? dit-elle
à mi-voix.
Elle vit en imagination des hommes sans tribu ôter le voile couvrant
le corps nu de Yesugei et s’esclaffer, mais elle n’avait pas le choix.
— Ce n’est que de la chair, Temüdjin. L’esprit de ton
père a quitté ces lieux. Qu’il nous voie survivre, il sera satisfait.
— Nous l’abandonnons aux chiens sauvages ! s’exclama
le garçon, horrifié.
— Il le faut, intervint Bekter. Chiens ou vautours, peu
importe. Jusqu’où pourrions-nous le porter, toi et moi ? Il est déjà midi
et nous devons gagner la ligne des arbres.
— Le mont Rouge ! s’exclama soudain Kachium. Nous
pourrions nous réfugier là-bas…
— Trop loin pour que nous y parvenions avant la nuit, estima
Hoelun. Je connais une ravine à l’est qui fera l’affaire jusqu’à demain. Il y a
un bois, là-bas. Dans la plaine, nous mourrons, mais parmi les arbres, je
cracherai sur Eeluk pendant dix ans.
— J’ai faim, geignit Temüge.
Hoelun posa sur son cadet des yeux brillants de
Weitere Kostenlose Bücher