Le loup des plaines
Temüdjin et lui s’écroulèrent dans un entrelacs de membres, Kachium
se jeta sans arme devant Eeluk pour l’empêcher de tuer ses frères. Derrière eux,
Hoelun poussa un cri horrifié que le féal, écartant le garçon d’une gifle, parut
entendre. Il s’immobilisa, rengaina son sabre.
— Par respect pour votre père, je ne ferai pas couler
le sang cette nuit, dit-il, malgré la colère qui empourprait ses traits.
Il inclina la tête en arrière pour que sa voix porte et
tonna :
— À cheval, les Loups ! Je ne resterai pas là où
le sang de mon khan rougit la terre. Rassemblez vos bêtes. Quand le soleil
atteindra son zénith, nous partirons pour le sud.
Il fit un pas vers Hoelun et ses fils.
— Mais pas avec vous, ajouta-t-il. Je ne veux pas avoir
à garder mon dos de vos dagues. Vous resterez ici et porterez le corps de
Yesugei dans les collines.
Hoelun tituba dans le vent, le visage blême.
— Tu nous livres à la mort ?
Eeluk haussa les épaules.
— Vivez ou mourez, vous n’appartiendrez plus aux Loups.
C’est dit.
Chatagai s’approcha par-derrière et lui saisit le bras. Par
réflexe, Eeluk dégaina de nouveau son sabre, mais le vieil homme ne parut pas
impressionné par la lame nue proche de son visage.
— C’est une vilenie ! s’exclama-t-il, furieux. Tu
déshonores la mémoire d’un grand homme. Comment son esprit pourrait-il reposer
en paix si tu laisses ses enfants seuls dans la plaine ? C’est aussi
infâme que de les tuer toi-même.
— Va-t’en, vieil homme. Un khan doit prendre des
décisions sévères. Je ne verserai pas le sang de femmes ou d’enfants mais s’ils
meurent de faim, je m’en lave les mains.
Le visage assombri par une fureur muette, Chatagai frappa de
ses poings la cuirasse d’Eeluk. Ses ongles écorchèrent le cou du féal, dont la
réaction fut instantanée. Eeluk enfonça son arme dans la poitrine du vieillard,
le projetant à terre, tué net. Hoelun courut s’agenouiller près de Chatagai, dont
la bouche ouverte laissait couler un filet de sang. Elle se mit à gémir en se
balançant sous le regard de ses fils frappés de stupeur. Quelques cris de
protestation s’élevèrent et plusieurs guerriers, prêts à dégainer leur sabre, s’interposèrent
entre Eeluk et la famille de Yesugei. Le féal cracha sur le corps de Chatagai, dont
le sang imprégnait déjà le sol desséché.
— Tu n’aurais pas dû t’en mêler, vieil imbécile.
Il rengaina son arme et s’éloigna d’un pas vif.
Des femmes aidèrent Hoelun à se relever et à regagner sa
tente. Elles détournaient cependant la tête des enfants en pleurs et pour Temüdjin,
c’était peut-être aussi grave que tout ce qui était arrivé cette nuit-là. Les
familles les abandonnaient, ils étaient perdus.
Quand on les démonta, les yourtes des Loups laissèrent sur
le sol dur des cercles noirs jonchés de vieux os, de chutes de cuir et de
tessons de poterie. Les fils de Yesugei assistèrent à la scène, misérables, aux
côtés de leur mère et de leur sœur. Eeluk avait été impitoyable et Hoelun avait
eu besoin d’aide pour retenir Bekter quand le féal avait ordonné que leur tente
et tout ce qu’elle contenait soient emportés avec le reste. Cette cruauté supplémentaire
fit pleurer quelques femmes, d’autres, bien plus nombreuses, gardant le silence,
mais Eeluk ne tint compte ni des unes ni des autres. La parole du khan faisait
loi.
Temüdjin, incrédule, secoua la tête tandis que les guerriers
chargeaient les chariots et rassemblaient les troupeaux. Eeluk traversa le camp,
le sabre de Yesugei à la hanche. Bekter serra les mâchoires, Eeluk sourit en
passant devant eux, ravi de leurs regards impuissants. Temüdjin se demanda
comment Eeluk avait réussi à enfouir en lui pendant des années une telle
ambition. Il l’avait devinée lorsque Yesugei lui avait fait cadeau de l’oiseau
rouge mais, même alors, il n’aurait jamais cru possible qu’Eeluk les trahisse
aussi totalement. Il entendit les aiglons protester quand on leur attacha
solidement les ailes pour le voyage et baissa la tête. L’image du corps de
Chatagai étendu par terre resurgissait à tout instant dans son esprit, lui
rappelant les événements de la veille. Le vieux conteur serait abandonné là où
il était tombé, et aux yeux des garçons, c’était aussi criminel que tout le
reste.
Si ses fils étaient pâles de désespoir, il émanait de Hoelun
une rage froide qui
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