Le loup des plaines
d’être fort pour elle.
Yesugei remua, ouvrit les yeux, les regarda fixement.
— C’est Temüdjin, dit Hoelun avec douceur. Il est
rentré sain et sauf.
Le regard du khan demeurait vide et Temüdjin sentit ses
larmes se remettre à couler.
— Je ne veux pas que tu meures, dit-il en sanglotant. Je
ne sais pas quoi faire.
Le seigneur des Loups prit une longue inspiration qui fit
saillir ses côtes. Temüdjin se pencha au-dessus de lui, glissa sa main dans
celle de son père. La peau était brûlante et sèche. Il vit les lèvres de son
père bouger, baissa la tête pour l’entendre.
— Je suis là, père.
La main de Yesugei pressa la sienne à lui faire mal. Un
moment, leurs yeux se croisèrent et le khan parut reconnaître son fils.
— Les Tatars, chuchota-t-il.
Sa gorge se referma sur ces mots et l’air refoulé sortit en
un long soupir qui se termina par un claquement sec. Temüdjin attendit l’inspiration
suivante ; elle ne vint pas et il se rendit compte que la main de son père
s’était faite molle dans la sienne. Il la serra plus fort.
— Ne nous laisse pas, supplia-t-il dans un accès de
désespoir.
Il savait qu’il ne pouvait plus être entendu.
Hoelun eut un sanglot étouffé derrière lui. Temüdjin ne
pouvait arracher son regard du visage émacié de l’homme qu’il avait tant aimé. Avait-il
exprimé cet amour ? Il ne se souvenait pas d’avoir prononcé le mot et il
craignit soudain que son père n’aille rejoindre les esprits sans avoir su
combien il comptait pour ses fils.
— Tout ce que je suis vient de toi, murmura-t-il. Je
suis ton fils et rien d’autre. Tu m’entends ?
Il sentit les mains de sa mère sur la sienne.
— Il t’a attendu, Temüdjin, dit-elle. Il est passé, maintenant.
Il n’avait pas la force de la regarder.
— Crois-tu qu’il ait su combien je l’aimais ? demanda-t-il.
Elle sourit à travers ses larmes et, un moment, sembla aussi
jolie qu’elle avait dû l’être dans sa jeunesse.
— Il le savait, affirma-t-elle. Il était si fier de toi
qu’il pensait parfois que son cœur allait exploser de joie. Il me regardait à
la dérobée chaque fois que tu montais à cheval, que tu te battais avec tes
frères. Je le voyais alors dans son sourire. Il ne voulait pas vous gâter, mais
le père ciel lui avait donné les fils qu’il désirait et tu étais son orgueil, sa
joie secrète. Il savait.
C’en était trop pour Temüdjin, qui se mit à pleurer sans la
moindre retenue.
— Nous devons prévenir les familles, dit Hoelun.
— Et ensuite ? répliqua Temüdjin, essuyant ses
larmes. Eeluk ne me soutiendra pas. Est-ce que Bekter deviendra khan ?
Il chercha un réconfort dans le visage de sa mère, ne vit
que fatigue et chagrin.
— J’ignore ce qui adviendra, Temüdjin. Si ton père
avait vécu quelques années de plus, le problème ne se poserait pas. Il n’y a
pas de bon moment pour mourir mais la…
Elle se remit à pleurer et, cette fois, ce fût lui qui
pressa la tête de sa mère contre son épaule. Il n’aurait jamais imaginé jouer
ce rôle mais il lui était venu naturellement, et d’une certaine façon cela le
rendait plus fort pour ce qui l’attendait. Il vivait sa jeunesse comme une faiblesse,
mais avec le soutien de l’esprit de son père il trouverait le courage de faire
face aux familles. Son regard parcourut la tente.
— Où est l’aigle que je lui avais apporté ?
— Je n’ai pas pu m’en occuper. Eeluk l’a donné à une
autre famille.
Temüdjin sentit de la haine monter en lui pour l’homme à qui
son père avait fait confiance en toutes choses. Il s’écarta de Hoelun, qui se
tourna vers le corps de Yesugei. Elle se pencha, embrassa doucement la bouche
ouverte de son mari, frissonna. D’une main tremblante, elle lui ferma les yeux
puis tira une couverture sur sa blessure. La chaleur et la mort alourdissaient
l’air mais Temüdjin s’aperçut que l’odeur ne le gênait plus. Il inspira
profondément, emplit ses poumons de la quintessence de son père. Il s’approcha
du seau, s’aspergea le visage et le frotta avec un morceau de tissu propre.
— Je vais prévenir les autres, dit-il.
Hoelun hocha la tête, les yeux toujours fixés sur un
lointain passé, tandis que son fils franchissait l’ouverture de la tente et
sortait dans l’air froid de la nuit.
Les femmes dirigeaient leurs lamentations vers le père ciel
pour qu’il entende qu’un homme exceptionnel avait
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