Le loup des plaines
la
déboucha avec ses dents et la tendit à son frère. Temüdjin fit couler le
liquide tiède dans la bouche ouverte de Temüge.
— Ne l’étouffe pas, conseilla Bekter, le seul resté en
selle, comme s’il supervisait les autres.
Temüdjin ne prit pas la peine de lui répondre. Il était
terrorisé en songeant au choc qu’éprouverait leur mère, Hoelun, si Temüge
mourait. Comment lui annoncer une telle nouvelle alors qu’elle portait en elle
un autre enfant ? La maladie l’avait affaiblie et Temüdjin pensait que le
chagrin la tuerait peut-être, mais comment le lui cacher si cela arrivait ?
Elle adorait Temüge et son habitude de le gaver de yogourt expliquait en partie
le corps dodu de l’enfant.
Tout à coup, Temüge toussa et cracha de l’eau. Fatigué de
ces jeux d’enfant, Bekter eut un grognement irrité. Les autres échangèrent des
sourires.
— J’ai rêvé d’un aigle, bredouilla Temüge.
— C’est un bon présage, commenta Temüdjin, mais tu dois
apprendre à monter, petit homme. Notre père aurait honte devant ses féaux s’il
apprenait ta chute.
Une autre pensée lui venant, il plissa le front.
— S’il vient à l’apprendre, nous n’aurons peut-être pas
la permission de participer aux courses du rassemblement.
Même Khasar en perdit le sourire et Kachium eut une moue
inquiète. Temüge claqua des lèvres pour réclamer encore un peu d’eau et Temüdjin
lui tendit la gourde.
— Si quelqu’un t’interroge sur ta bosse, tu diras que
nous jouions et que tu t’es cogné la tête. Compris, Temüge ? C’est un
secret. Les fils de Yesugei ne tombent pas.
Temüge se rendit compte que tous attendaient sa réponse, même
Bekter, qui l’effrayait. Il hocha énergiquement la tête et grimaça de douleur.
— D’accord, je me suis cogné la tête, marmonna-t-il, l’air
hébété. Mais j’ai vu l’aigle du mont Rouge.
— Il n’y a pas d’aigle sur le mont Rouge, répliqua
Khasar. J’y piégeais des marmottes il y a dix jours encore, je l’aurais vu.
Temüge haussa les épaules, ce qui était inhabituel chez lui.
Le petit garçon était un incorrigible menteur et, confronté à ses mensonges, il
se mettait immanquablement à crier, comme si, par ses braillements, il pouvait
contraindre les autres à le croire. Bekter s’apprêtait à faire repartir son
cheval quand il regarda pensivement son jeune frère.
— Quand as-tu vu cet aigle ?
— Je l’ai vu hier, tournant au-dessus du mont, répondit
Temüge. Dans mon rêve, il était plus grand qu’un aigle normal. Il avait des
serres grandes comme…
— Tu as vu un aigle, un vrai ? l’interrompit Temüdjin
en lui saisissant le bras. Si tôt en cette saison ?
Il voulait être sûr que ce n’était pas encore une des
histoires idiotes de Temüge. Tous se rappelaient le soir où il était revenu à
la tente en prétendant avoir été poursuivi par des marmottes qui se tenaient
sur leurs pattes de derrière et lui parlaient.
L’expression de Bekter révéla qu’il s’en souvenait
parfaitement.
— La chute l’a étourdi, dit-il.
Temüdjin remarqua que son frère aîné tenait sa bride d’une
main plus ferme. Lentement, comme pour s’approcher d’un cerf, Temüdjin se
releva, coula un regard à sa monture qui broutait l’herbe. Le faucon de leur
père était mort et Yesugei regrettait encore la perte du valeureux animal. Temüdjin
savait que le khan rêvait de chasse à l’aigle, mais on en voyait rarement et
les nids se trouvaient souvent au sommet de montagnes assez hautes et escarpées
pour faire renoncer le grimpeur le plus déterminé. Il s’aperçut que Kachium
était près de son cheval et sur le point de partir. Dans une aire d’aigle, ils
trouveraient un petit à offrir à leur père. Bekter songeait peut-être à en
avoir un lui-même, mais tous savaient que Yesugei serait infiniment
reconnaissant au fils qui lui apporterait le khan des oiseaux. Les aigles
régnaient dans les airs comme les tribus régnaient sur les terres et ils
vivaient presque aussi longtemps que l’homme. Un tel présent assurerait leur
participation aux courses cette année, sans nul doute. Qu’un aigle échoie à
leur père serait considéré comme un signe favorable et renforcerait sa position
parmi les familles.
Temüge, qui s’était remis debout, se palpa le crâne et fit
la grimace en voyant le sang qui tachait ses doigts. Il avait effectivement l’air
étourdi mais ils croyaient à ce qu’il
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