Le Lys Et La Pourpre
la mienne, raison pour laquelle Monsieur de
Saint-Clair étant parti vivre, après son union avec Laurena de Peyrolles, dans
le manoir de Rapineau, j’avais adjoint la pauvre délaissée à Louison, laquelle
s’entendait bien avec elle, dès lors qu’elle était assurée d’être toujours la
première au château et la seule en mon cœur.
Quand nous arrivâmes en haut du perron, l’une et l’autre
plongèrent en une profonde révérence, Jeannette, la tête et les yeux baissés
pour ne paraître point envisager Monsieur de Saint-Clair, et Louison, le menton
haut et les yeux fichés dans les miens pour bien faire entendre au domestique
qui était, et serait à tout le moins jusqu’à mon mariage, maîtresse en ce
logis. Il y avait bien un peu de théâtre dans la cérémonie de cette arrivée,
mais comme tout un chacun paraissait content d’y jouer son rollet, du plus
humble gâte-sauce à l’acteur principal, je ne voyais pas de raison de renoncer
à ces fastes.
Passé le seuil, je me retirai aussitôt avec Monsieur de
Saint-Clair dans mon cabinet aux livres et tous deux assis au bec à bec, je
jouai un autre rollet : celui du gentilhomme campagnard attentif au revenu
de sa terre et Saint-Clair le sien, qui était de me rendre les comptes du
domaine avec une minutie qui allait jusqu’au liard.
— Monsieur le Comte, dit-il à la parfin, la récolte du
blé, comme vous savez, n’a été bonne pour personne. Je n’ai pas vendu la nôtre,
attendant que le prix monte. Ce qu’il a fait, mais point autant que je l’eusse
cru.
— Vendez maintenant, Saint-Clair ! Mais conservez
une forte réserve pour ceux de nos manants qui, dès janvier, ne vont pas
faillir à en manquer.
— Leur prêterons-nous sur un lopin, sur un bois ou même
une friche ?
— Nenni, ce serait les dépouiller.
— Comment gager dès lors ?
— Comme l’an dernier, sur des journées de corvée.
— Monsieur le Comte, d’aucuns, en journées de corvée,
nous doivent déjà plus d’une année !
— Pour ceux-là, quand vous les emploierez, comptez pour
deux jours une seule journée, mais sans le leur dire.
— Ce serait une perte pour nous, Monsieur le Comte.
— La perte serait plus grande, si nous leur arrachions
pour nous rembourser le peu de terre qu’ils ont. Ils n’auraient alors plus le
cœur à rien. Cependant, soyez prudent ! Prêtez le blé par petites
quantités et au fur et à mesure des besoins. D’aucuns sont imprévoyants et la
plupart ne savent pas compter.
— Pour le lin, Monsieur le Comte, maintenant que le
bief de dérivation pour le rouissage est fini et le moulin à teiller en place,
qu’allons-nous faire ?
— Cela dépend de la qualité du lin de nos manants. S’il
est aussi bon que le nôtre, nous le leur achetons, une fois qu’il est traité et
le payons d’avance.
— Pourquoi d’avance, Monsieur le Comte ?
— Mais pour qu’ils aient des monnaies pour la taille du
roi. Vous savez qu’avoir des pièces, c’est le plus difficile pour eux ; et
que pour en avoir ils vendent leurs œufs et leurs poulets sans jamais en manger.
— Et à quel prix, Monsieur le Comte, les
paierons-nous ?
— À un prix quelque peu inférieur au prix probable de
la vente.
— Mais, Monsieur le Comte, ce serait fort
aléatoire !
— Je sais, mais nous devons en prendre le risque et
donner cet avantage à nos manants, si nous voulons qu’ils fassent l’effort
d’améliorer leurs semis et le traitement des terres.
— Et si présentement, le lin de tel ou tel de nos
manants est mauvais ?
— Nous ne l’achetons pas. Ceux-là devront le vendre
eux-mêmes au marchand.
— Et ceux-là, justement, pourront-ils quand même
utiliser notre bief ?
— Ils le pourront, dès lors que nous aurons nous-mêmes
terminé notre rouissage.
— Et auront-ils accès aussi à notre moulin à
teiller ?
— Nenni. Il est trop délicat pour le mettre dans toutes
les mains. Il faudra former quelques manants adroits qui en auront la charge.
— Je le ferai, dit Saint-Clair.
Et là-dessus, il rougit. Et comme il n’avait rien dit qui
expliquât cette vergogne, j’en conclus qu’elle concernait ce qu’il allait
conter.
— Monsieur le Comte, reprit-il, j’ai pris une
initiative dont je ne sais si vous l’allez approuver.
— Dites-la-moi toujours.
— Vous vous ramentevez sans doute, Monsieur le Comte,
qu’au moment où les loups parcouraient par dizaines notre bois de
Weitere Kostenlose Bücher