Le Lys Et La Pourpre
où Buckingham allait
aborder dans notre île. Je dis « notre », tant cette parcelle du
royaume de France nous était devenue chère, dès lors qu’on la menaçait.
— Comte, dit Toiras, ce que vous a dit Bellecroix,
c’est ce que nous pensons tous. J’entends, tous les officiers ici présents et
moi-même. Ce sera la rade de Saint-Martin ou la baie de Sablanceaux. Il n’y a
que deux possibilités et, Dieu me garde, comme je voudrais qu’il n’y en ait qu’une !
— Peux-je vous demander pourquoi ?
— Tant plus simples alors seraient les choses !
Dès que les voiles ennemies apparaîtraient, je me jetterais incontinent sur lui
avec le gros de mes forces.
— Et vous ne pourrez pas le faire, parce qu’il y a deux
possibilités ?
— Ce serait fort imprudent. Buckingham pourrait mettre
à terre un faible contingent dans la baie de Sablanceaux, et pendant que je
serais occupé à le réduire, débarquer ses forces dans la rade de Saint-Martin,
c’est-à-dire à très courte distance d’une citadelle en partie dégarnie de ses
troupes.
— Vous pourriez, cependant, diviser vos forces.
— Nenni ! Nenni ! Ce serait le meilleur moyen
de se faire battre deux fois.
M’envisageant alors de ses yeux noirs où brillait une petite
flamme gaillarde et résolue, Toiras me dit avec son accent d’oc :
— On dit que la guerre est un art simple. Quant à moi,
je dirais que c’est un art incertain. Quand vous êtes confronté à une
alternative déquiétante, qui peut dire à l’avance que la solution que vous
choisirez sera la bonne ? Vous ne la reconnaîtrez pour mauvaise que
lorsqu’elle aura échoué. Et alors il sera trop tard pour remédier à cet échec…
Les Français, qui ont pour manie, point toujours innocente,
de critiquer tout ce que font leurs chefs, n’ont pas manqué ici de critiquer
Toiras après coup. En fait, pendant tout le temps que les Anglais occupèrent
l’île, du vingt et un juillet au huit novembre, Toiras ne commit, à mon
sentiment, qu’une seule erreur. Obsédé qu’il était par l’achèvement de la
citadelle et poussant sur le chantier les travaux jour et nuit, il ne pensa que
trop tard aux vivres qu’il fallait dans le fort accumuler. Tant est que
l’envitaillement se fit à la dernière minute, mal et insuffisamment. C’était là
une erreur que Louis n’aurait jamais commise, car dans toutes ses campagnes,
son premier souci avait toujours été le pain du soldat et le fourrage pour les
chevaux, et cela à leur suffisance, et pour longtemps.
— Il a mille fois raison, me disait le maréchal de
Schomberg. Comment voulez-vous que les soldats aient du cœur s’ils n’ont rien
dans le ventre ?
Mais pour en revenir à nos moutons, et à cette attente
interminable de l’Anglais, on n’avait d’yeux que pour l’océan. Et chose
remarquable, il nous tardait presque que l’ennemi survînt.
Dès qu’on apprit, par chevaucheur, qu’une puissante armada
avait été aperçue au large des côtes de Bretagne, Monsieur de Toiras établit à
la Pointe du Grouin une dizaine de cavaliers qui, se relayant toutes les
heures, collaient l’œil à une longue-vue afin d’y déceler l’avance de la flotte
ennemie dans le pertuis breton. Et encore qu’il fût exclu que celle-ci osât
toucher terre pendant la nuit, nos éclaireurs gardaient l’oreille fort
vigilante du crépuscule à la pique du jour.
Mais long est le cheminement sur mer de Portsmouth à La
Rochelle et il s’écoula encore bien des jours avant qu’on aperçût d’autres
voiles que celles des caboteurs et des pêcheurs.
Notre citadelle donnait de bonnes vues sur le pertuis
breton. On appelle ainsi le bras de mer qui s’étend des Sables d’Olonne à La
Rochelle. Mais ces vues étaient encore meilleures à la pointe dite du Grouin,
au nord-ouest de la rade de Saint-Martin-de-Ré. Quant à ce mot de Grouin, il
n’est pas réservé exclusivement à l’île de Ré. Il désigne aussi un promontoire
à l’extrémité ouest de la baie du Mont-Saint-Michel. Et d’après ce que j’ai
ouï, il viendrait du mot « groin » [78] ,
l’imagination du marin l’ayant amené à voir ou à imaginer, en ces avancées
rocheuses qui annoncent la terre, le museau d’un porc. Et assurément, quoi de
plus terrestre qu’un porc, ni chair plus succulente quand quelques semaines en
mer vous ont lassé du poisson quotidien !
Le vingt et un juillet, par un soleil éclatant, toutes
fenêtres
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