Le Lys Et La Pourpre
parfin construit…
À quoi nous rîmes tous trois tant la remarque nous parut
pertinente. Là-dessus, on en vint à parler de Buckingham, ce qui n’était guère
étonnant, car la ville et la Cour ne jasaient que de lui. Et bien que Fogacer
fût en ses paroles d’une prudence extrême, il en dit assez pour me convaincre
que le nonce était sur l’affaire d’Amiens aussi bien informé que je l’étais
moi-même après le récit de Monsieur de Putange : ce qui en disait long sur
le soin qu’apportait la diplomatie vaticane au choix de ses envoyés.
— Ce que je voudrais savoir, dit mon père, et qui me tourmente
réellement, c’est ce qui se peut bien passer dans la cervelle d’un homme qui,
étant Premier ministre en son pays, tâche de négocier un mariage et un traité
d’alliance avec le roi d’un grand royaume voisin tout en essayant de le cocuer
et de déshonorer sa reine. À mon sentiment, il y a quelque chose de si
contradictoire, de si fol et de si stupidement méchant en cette entreprise
qu’elle ne peut s’entendre selon les principes de la raison.
— Mon ami, dit Fogacer, ses sourcils se relevant sur
ses tempes (mais comme ils étaient meshui du blanc le plus pur, cela ne lui
donnait aucunement l’air satanique qu’il avait autrefois), votre erreur est de
vouloir entendre cette conduite selon les principes de la raison, alors qu’elle
ne se peut entendre que selon les caprices de la folie. Cependant, ces caprices
obéissent eux-mêmes à des lois ou pour mieux dire à des constantes, de sorte
qu’on les retrouve chez des personnes appartenant à un type d’homme bien
défini.
— Tête bleue ! dit mon père, ne me dites pas que
vous avez connu en ce bas monde un autre Buckingham !
— Si fait ! Je l’ai connu à Madrid, y ayant suivi
le nonce, en 1621, je ne saurais dire à quelle fin. Il s’appelait Don Juan de
Tassis, comte de Villamediana, et il ressemblait si fort à Buckingham par sa
beauté, ses manières, ses conduites et ses intrigues que vous eussiez dit son
double et, comme vous savez, il n’est double que diabolique… Il vivait à la
Cour de Philippe III d’Espagne.
— Celui-là, demanda La Surie, qui est mort il y a
quatre ans, laissant veuve l’aînée des sœurs de Louis ?
— L’aînée, et aussi la plus belle [19] ,
dis-je.
— C’est bien ce Philippe-là, dit Fogacer et dans sa
cour, Don Juan de Tassis était véritablement le joyau. Fort beau, fort noble,
fort riche, il éblouissait Madrid par ses splendides vêtures, ses joyaux, ses
carrosses et ses chevaux. C’était aussi un grand séducteur, lequel toutefois
prenait plaisir à la conquête et non à la possession, car dès lors qu’il avait
conquis une dame, il l’abandonnait. De plus, il dédaignait les veuves,
fussent-elles jeunes et belles, et ne s’attaquait qu’aux femmes mariées et aux
vierges car, dans ce cas-là, la honra de sa victime et la honra de sa famille se trouvaient à jamais ternies…
— Que veut dire la honra ? dit La Surie.
— L’honneur, Miroul, dit mon père, l’honneur ! Et
le plus chatouilleux de tous : l’honneur castillan !
— Il est donc à supposer, Monsieur le chanoine, dit La
Surie, que les pères, les frères et bien entendu les maris, cherchaient à se venger
de leur honneur souillé.
— Ils s’y essayaient, en effet. Ce qui donnait à Don
Juan de Tassis un plaisir supplémentaire : celui de les tuer. Outre qu’il
était fort vaillant, il n’était pas meilleure lame que Don Juan de Tassis dans
toute la Castille.
— Si j’entends bien, dis-je, le plaisir qu’il donnait à
cette sorte d’affaire était un plaisir d’orgueil et de destruction. Il
détruisait la vertu d’une femme et il ôtait ensuite la vie à ses vengeurs.
— L’orgueil, dit Fogacer, à mon sentiment, l’orgueil primait
tout. Raison pour laquelle Don Juan de Tassis s’attaquait à la honra des
plus grandes familles d’Espagne et à la parfin, en sa folie, à la honra de son roi.
— Comment ? s’écria mon père. Lui aussi s’attaqua
à une reine ? À notre Élisabeth de France ? Je n’en crois pas mes
oreilles.
— Vous devez comprendre, dit Fogacer, qu’Élisabeth
jouissait, à Madrid, d’un très grand prestige. D’abord parce qu’elle était la
reine d’Espagne, ensuite parce qu’elle était la fille d’Henri IV, et aussi
parce qu’elle était française. Le peuple espagnol, de reste, l’appelait la francesa, comme
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