Le Lys Et La Pourpre
Louis appela Richelieu en son
Conseil : il craignait d’être tyrannisé par son génie. Si tyrannie il y
eut, elle fut douce, soumise et caressante, et un fait, de prime, sauta aux
yeux de Sa Majesté : l’absolu dévouement du cardinal au bien public,
lequel se pouvait lire en lettres de feu dans son titanesque labeur.
Richelieu s’attelait à sa tâche du matin au soir, et bien
plus avant que le soir, car il se réveillait dès le début de la nuit pour se
remettre dans les brancards. Il appelait ses secrétaires, car ayant l’esprit
trop prompt pour perdre du temps à écrire ses pensées, il les dictait à l’un
d’eux, tandis que les deux autres, attendant leur tour, somnolaient si
lourdement sur leurs chaires que parfois ils en tombaient. Au bout de deux ou
trois heures de ce train infernal, le cardinal s’accordait un somme après
lequel, se réveillant de soi, il se remettait au travail jusqu’à la pique du
jour. Je dirais qu’il dormait par bouts et bribes et je gage que dans son
sommeil même son infatigable cervelle continuait à moudre la moisson de faits
qu’il avait en ses enquêtes récoltée pour en faire le pain que le lendemain il
apporterait en offrande au roi.
Ces habitudes quasiment monstrueuses de labeur diurne et
nocturne furent bientôt connues urbi et orbi [20] et bien des gens se demandaient en
quoi consistait une tâche assez énorme pour dévorer tant de temps. Je me
ramentois que la question m’en fut posée par Monsieur de La Surie que j’allai
visiter en notre hôtel du Champ Fleuri, mon père l’ayant dû laisser seul pour
ce qu’il avait reçu une lettre-missive de son Angelina qui réclamait sans délai
sa présence en sa seigneurie du Chêne Rogneux à Montfort l’Amaury. Le pauvre
Miroul était dans la désolation de ne l’avoir pu accompagner, étant atteint
d’une intempérie qui lui était coutumière : une fièvre
« synoque » qui le prenait trois à quatre fois l’an, durait trois à
quatre jours, et le quittait comme elle était venue : inexplicablement.
Si vous aviez interrogé un de nos grands médecins, il vous
aurait dit que la fièvre synoque était une « intempérie chaude qui venait
du cœur » ou encore « une altération des humeurs » ou encore,
plus savamment : « un effort de la nature pour cuire les humeurs
corrompues ». Et il vous aurait prescrit le remède à la mode qui
trotte : la saignée, « laquelle permettait au corps de produire du
sang neuf après qu’on eut tiré de lui du sang pourri ».
Mais mon père, comme Fogacer et comme tous ceux qui avaient
étudié sous le fameux Révérend docteur médecin Rondelet en l’École de médecine
de Montpellier, tenait la saignée pour un remède inepte et périlleux, importée
par des charlatans italiens à la Cour de France. Et fort heureusement pour
Miroul, il n’était soigné que par mon père ou, en son absence, par Fogacer qui,
l’un et l’autre, prescrivaient un remède appelé « poudre des
jésuites » et vendue, avec de grands profits, en effet, par la célèbre
compagnie qui la tirait de l’écorce d’un arbre péruvien appelé quinaquina [21] .
Cette médecine, en un jour, faisait choir la température à
son niveau normal, toutefois par précaution, mon père ordonnait au malade de
continuer d’absorber la poudre pendant une semaine, mais à doses décroissantes,
de garder le lit en chambre bien chauffée, de manger légèrement, de remplacer
le vin par des tisanes et de recevoir une fois par jour sur tout le corps une
friction à l’alcool « pour fortifier ses humeurs ».
Or, il se trouva que par un hasard des plus heureux,
Monsieur de Putange, retrouvant, grâce à la reine, sa charge d’Écuyer en la
maison de Sa Gracieuse Majesté, quitta mon hôtel de la rue des Bourbons le jour
même où la fièvre synoque alitait Monsieur de La Surie. Tant est que Jeannette,
n’ayant plus d’emploi avec Monsieur de Putange, et trouvant refuge et gîte en
notre hôtel de la rue du Champ Fleuri, y apporta, en même temps que son minois
fraîchelet, une compétence inégalable dans l’art du massage et de la friction.
Je survins en notre hôtel, alors qu’elle exerçait cet art
sur le corps dénudé de mon Miroul couché à plat ventre sur sa couche.
— Qui va là, Jeannette ? demanda La Surie en
faisant un effort pour tourner la tête vers l’huis que je venais de déclore.
— C’est Monsieur le comte d’Orbieu qui vous visite,
Monsieur le
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