Le Manuscrit de Grenade
fromage accompagnés de tranches de pain blanc, Isabeau confiait ses angoisses et ses tourments au prêtre qui l’écoutait avec compréhension. Elle n’avait pas eu de mal à l’attendrir en lui racontant les longues heures de souffrance de sa marraine. Puis la novice s’était jetée à l’eau en lui confiant qu’elle ne regrettait pas le mariage, mais que la vie au couvent lui semblait dénuée d’intérêt. Elle rêvait d’actions éclatantes :
— Si j’étais un homme, je partirais guerroyer contre les Ottomans ou les Sarrasins. Je donnerais ma vie pour défendre les pèlerins. Voilà ce que j’appelle se mettre au service de Dieu.
Touché par tant de candeur et d’enthousiasme, son confesseur s’exclama :
— Ma chère enfant, votre âme est belle ! Je ne serais pas étonné que vous suiviez un jour la voie des mystiques.
— Il me reste des progrès à faire dit-elle en éclatant de rire, sincérité qu’il prit pour de l’humilité, car il secoua la tête d’un air satisfait :
— À force d’accompagner et de confesser de jeunes âmes féminines, je puis vous assurer que je parle sérieusement
— Si Dieu le veut. Je voudrais que vous m’éclairiez sur un point qui m’intrigue. J’ai vu que ma jument m’avait suivie en ce lieu. À qui est-elle destinée ? Car je ne crois pas que l’on me laissera galoper en liberté dans les champs alentour.
Pour la première fois son visiteur sembla désarçonné, mais il reprit vite son air affable et amical.
— Pardonnez mon ingratitude. Cet animal magnifique fait partie de votre dot. Notre Mère supérieure m’a annoncé que je pourrais l’utiliser pour visiter les autres monastères dont j’ai la charge. C’est un immense bonheur et je vous en remercie. Soyez assurée que je le traiterai bien. Je suis d’ailleurs passé par l’écurie avant de venir vous voir, votre jument était calme.
— Votre vie est bien remplie. Je dois vous l’avouer, ici j’ai peur de m’ennuyer. Le temps me semblera bien long à ne rien faire.
— Accepteriez-vous que je vous lise un passage de saint Augustin avant de vous laisser reposer ? Je suis persuadé que notre grand homme vous aidera à trouver la paix.
Comme elle regardait dans le vide d’un air songeur, il lui offrit une boisson au sirop d’orgeat. Puis il se servit du vin, posa son gobelet sur la table basse qui les séparait et commença sa lecture d’une voix légèrement emphatique.
C’était le moment qu’elle attendait. Elle sortit la petite fiole de Tchalaï et en versa discrètement une larme dans le breuvage de son visiteur tout en saisissant sa timbale en argent. La boisson sucrée lui fit du bien. L’oreille attentive, l’œil aux aguets, elle écouta avec recueillement la parole de saint Augustin.
— « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire. Le présent du présent, c’est l’intuition directe. Le présent de l’avenir, c’est l’attente. D’où il résulte pour moi que le temps n’est rien d’autre qu’une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l’âme elle-même. Car, qu’est de grâce, ô mon Dieu, ce que je mesure, quand je dis : “Cette durée est plus longue que celle-là.” ? Je mesure le temps, je le sais. Je ne mesure pas l’avenir qui n’est pas encore, je ne mesure pas le présent qui n’a pas d’étendue, je ne mesure pas le passé puisqu’il n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure ? »
Interloquée et séduite par la pensée du vieil évêque, Isabeau se laissa emporter à son tour dans des divagations philosophiques sans s’apercevoir que l’orateur s’était tu. Quand elle revint sur terre, elle vit qu’il contemplait le résultat de sa stratégie avec satisfaction. Cette jeune recrue ferait une bonne carmélite devait-il se dire. Quelques instants plus tard, la gorge asséchée par sa lecture, il avala son vin d’un trait et s’endormit aussitôt sur son siège. Le bruit du gobelet sur le sol de marbre fit sursauter Isabeau qui contempla sa fiole avec étonnement.
— Heureusement que je n’ai pas forcé la dose, je l’aurais tué.
S’approchant du jeune abbé si serviable, elle le dépouilla de ses habits. Un déguisement parfait. Avant d’enfiler la soutane, elle rassembla sa
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