Le Manuscrit de Grenade
préférable.
Sa compagne resta silencieuse. Elle n’avait pas prononcé le moindre mot depuis leur départ. Taciturne, enfermée dans ses pensées douloureuses, elle l’avait suivi avec détermination et courage, sans se plaindre du train d’enfer qu’ils menaient depuis le début.
Malgré la clarté d’un ciel mercuriel, l’étoile du berger veillait et lui permettait de garder son cap. Après une bonne heure de galop pour s’éloigner le plus rapidement possible de Jerez, les deux fugitifs avaient alterné trot et pas, ne s’arrêtant que pour faire boire les montures. S’il avait été seul, le soldat aurait continué à pied pour épargner son cheval, mais Myrin semblait à bout de forces. Ils chevauchaient depuis trop longtemps, surtout pour une jeune femme sédentaire. Une halte devenait nécessaire. Leurs montures aussi avaient besoin de se reposer et de manger.
Scrutant l’horizon baigné par l’étonnante luminosité du ciel, le maître d’armes aperçut enfin les hautes falaises d’Arkosch, couronnées par la cité qui se découpait, tel un décor plaqué, sur le firmament. Presque en même temps, il entendit le doux murmure du Guadalete qui avait creusé son lit en bas des rochers. Le solstice d’été approchait et, comme il s’y attendait, le niveau du fleuve était déjà bas. Quand son cheval entra dans l’eau, ses étriers restèrent secs. La traversée serait facile.
Rassuré, il se retourna pour vérifier que Myrin le suivait. Elle somnolait tassée sur sa selle ; sa tête dodelinait en cadence, ses mains avaient lâché les rênes pour s’agripper à la crinière de la mule. Il se pencha, attrapa la bride trop lâche et guida l’animal jusqu’à l’autre rive. Sautant sur le sol, il s’empressa de prendre la dormeuse dans ses bras pour la déposer au pied d’un rocher dans une anfractuosité accueillante. Les bêtes se précipitèrent vers le bord de l’eau pour étancher leur soif.
— Où sommes-nous ? demanda-t-elle d’une voix ensommeillée.
— Sur terre, là où vivent les créatures de Dieu quand elles habitent toujours leurs corps de chair.
D’un geste vif, Pedro sortit son épée, prêt à occire la silhouette longue et maigre qui venait de surgir sans bruit d’une grotte voisine. Un rire grinçant salua sa prestation. Quand le vieux bonhomme s’approcha, impossible de deviner ses intentions. Une barbe broussailleuse dissimulait une grande partie de sa figure et en dépit de la clarté lunaire, on ne pouvait distinguer ses yeux protégés par un chapeau pointu à large bord. Malgré la fraîcheur de la nuit, son long manteau de laine d’une couleur indéfinissable semblait incongru, d’une autre époque, d’un autre pays. Pedro avait déjà eu affaire à ce genre de personnage. Un vagabond malmené par la vie, qui survivait en colportant histoires, anecdotes et nouvelles d’un village à l’autre. Ces gens-là savaient se servir de leur langue et en usaient comme d’une arme.
Mécontent de cette présence intempestive, le maître d’armes rangea sa lame et salua l’intrus d’un bref mouvement de tête.
— Hombre , vous nous avez fait peur.
— Désolé, le plaisir d’avoir soudain de la compagnie m’a fait oublier la politesse et… la prudence.
— De la compagnie ou de la nourriture ? s’enquit Myrin d’une voix suave.
— Manger ne me fera pas de mal, mais c’est votre arrivée, jeune guérisseuse, que je guettais. Sachez que je vous attends depuis le coucher du soleil ; les humains sont si lents ! répondit le visiteur en s’asseyant auprès du feu de bois que Pedro, en habitué des bivouacs militaires, avait préparé en un tour de main.
Les propos du mendiant le secouèrent. Il jeta un coup d’œil à Myrin. Bouche bée, elle semblait aussi surprise que lui. Il lui fallut quelques secondes pour recouvrer la parole :
— Comment savez-vous qui je suis ? Et pourquoi m’attendez-vous ?
Un rire léger comme un vol de libellules l’interrompit.
— L’écriture dit : « Elohim créa l’homme à son image. » Et de même que le firmament est marqué d’étoiles et d’autres signes lisibles aux sages, de même la peau qui est l’enveloppe extérieure de l’être est marquée de rides et de lignes lisibles aux sages. Ces marques de la peau sont particulièrement lisibles sur votre visage. Ce sont celles de La Petite Mère aux herbes que l’on nomme aussi la Guérisseuse. Je suis sûre que vous savez de
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