Le Manuscrit de Grenade
quoi je parle. Voilà pour le comment.
Pedro faillit s’étrangler. Du charabia de cabaliste. Son chapeau pointu aurait dû lui mettre la puce à l’oreille.
— Qui êtes-vous ? demanda Myrin. (Frissonnante, elle drapa son châle autour de ses épaules puis s’assit à son tour devant le feu de bois ; tendant les mains vers les flammes, elle ajouta :) Pas un simple vagabond en tout cas !
— Un charlatan affamé prêt à toutes les pitreries pour gagner sa pitance, ironisa Pedro.
— Bonne idée, mangeons, lança l’inconnu d’une voix guillerette. Ensuite nous discuterons du pourquoi.
Sentant que Myrin allait exploser, Pedro s’empressa de distribuer de maigres rations de fromage et de pain.
— Il a raison, nous sommes épuisés. Commençons par nous restaurer.
L’errant avait l’air inoffensif, ce n’était pas une raison pour l’offenser. Pedro n’avait jamais confondu courage et témérité ; grâce à ce trait de caractère, il était encore en vie à trente-deux ans, après des années passées à guerroyer sur les champs de bataille.
Trois personnes amies autour d’un feu de bois, voilà de quoi nous avons l’air, pensa-t-il en observant le vieil homme qui mâchouillait avec application son pain bis. La présence de Myrin, trop proche de lui, le troublait ; elle sentait la fleur d’oranger, et cette simple odeur ravivait ses souvenirs. Il n’avait même pas besoin de tourner la tête pour voir ses yeux mordorés qui, gamine, le fixaient d’un air tout à tour sérieux ou espiègle. Dès leur première rencontre, il avait été ému par son visage de chat criblé de taches de rousseur que dissimulait en partie sa crinière rousse.
Le cœur battant, il se décida enfin à regarder la jeune fille assise à ses côtés. Ce qu’il vit le stupéfia. La bague de Myrin captait les rayons de lune et les transformait en une spirale chatoyante et mouvante. La pierre semblait vivante. Quant à sa propriétaire, elle était hypnotisée par le tourbillon flamboyant. Éclairés par les flammes du foyer, ses traits reflétaient toute une gamme d’émotions conflictuelles : émerveillement, fascination, chagrin, peur, refus, désir.
Bien que n’ayant jamais été directement confronté à la magie, Pedro ne la niait pas. Dans les ruelles des marchés, et même parmi les notables et la noblesse, nombre d’histoires invraisemblables circulaient. Il leur avait toujours prêté une oreille distraite. De temps en temps, l’Inquisition accusait des enfants, des hommes et des femmes d’être des Doués. Les Talents qu’on leur reprochait étaient variés et plus qu’improbables. Untel pouvait se rendre invisible et violer la couche d’une honnête femme, une telle invoquer les morts ou les démons. Certaines personnes avaient la capacité de se transformer en animaux, chats, loups-garous, corbeaux… Aucune preuve directe mais des accusations de voisins malfaisants. Le manque de preuves ne sauvait pas la vie des personnes incriminées, très bavardes sous la torture. À Jerez, une petite fille avait même été accusée par ses demi-frères d’avoir métamorphosé son beau-père en crapaud. On ne l’avait jamais revu, ni sous sa forme humaine ni sous sa forme animale, mais pour une fois l’affaire s’était bien terminée. Pendant son prêche dominical, le curé avait annoncé que des objets précieux, un ciboire en vermeil et un chandelier en argent, avaient disparu en même temps que le bonhomme. La fratrie avait préféré renoncer à ses accusations. Pedro n’avait pas d’opinion sur le sujet. Ou plutôt, il était comme saint Thomas, il ne croyait qu’à ce qu’il voyait ou touchait. Sauf que là, il devenait le témoin d’une chose étrange. Il ne put s’empêcher de demander :
— Quel est ce prodige ? Quel Talent possédez-vous ?
La pierre s’éteignit aussitôt. Myrin sortit de sa transe en lui lançant un regard excédé. Dépité, il marmonna :
— Une arme efficace nous aiderait, surtout si le chien de guerre de l’Inquisiteur nous rattrape.
La pensée du géant monstrueux, à la figure bouffie de cicatrices, les plongea dans un silence éloquent.
— Je n’ai aucun Talent marmonna-t-elle. Je suis une guérisseuse, j’ai appris les bienfaits et les dangers des plantes, c’est une science, pas un Talent. Cette gemme agit comme un miroir, c’est tout.
Cette demoiselle le prenait pour un imbécile. Il faillit la rabrouer, mais se retint en
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