Le Manuscrit de Grenade
utiliser ce pouvoir avec prudence, apprendre à le dominer, s’entraîner dans des situations moins dramatiques. Et vérifier si d’autres parfums floraux possédaient des effets plus subtils.
Elle se releva péniblement et secoua le bas de ses vêtements pour en chasser la terre. Ses sœurs étaient vengées. Son père ne saurait jamais que sa cadette avait survécu. Il attendrait en vain son garde du corps. Aurait-il des regrets, des remords ? Elle le revit avec son fouet, sombre, ombrageux, et sa colère revint. Puis l’envie de lui souffler son haleine mortelle au visage.
Comme tombée du ciel, une voix jeune et féminine s’exclama :
— Il est mort ?
Encore perturbée par son expérience, Yasmin leva la tête. Au premier étage de la maison en ruine, un Maure d’un certain âge et une rousse flamboyante lui souriaient amicalement.
— Je crois.
Elle n’en était pas sûre, mais l’espérait. Comment allait-elle justifier ce qui ressemblait à un prodige ? En terre catholique, il était dangereux d’utiliser la magie. Avant qu’elle ait eu le temps de trouver une explication logique, l’homme s’écria :
— Ne bougez pas, nous descendons.
Yasmin s’assit sur le marchepied de la calèche pour les attendre. Une légère odeur de jasmin l’entourait. Quand ils s’approchèrent, elle les arrêta d’un geste :
— Restez où vous êtes. Je ne voudrais pas que vous soyez incommodés.
Les inconnus se figèrent sur place.
Soudain, le ciel se voila. Une nausée violente lui retourna l’estomac. Des flots de bile jaillirent de sa bouche sur la terre desséchée, empuantissant l’air d’odeurs nauséabondes. Le sol se mit à tournoyer, elle s’effondra.
Allongée sur le côté, elle vit la fille qui fouillait dans une sacoche puis, blessée par la lumière trop vive, ferma les yeux. Des bras d’homme la soulevèrent délicatement et l’emportèrent. Peu à peu ses tremblements cessèrent, ses sanglots s’espacèrent. Un liquide anisé lui coula dans la gorge ; elle fit un effort pour ouvrir les paupières. Penchée sur elle, la rouquine l’examinait attentivement. Yasmin réalisa qu’elle était quasiment nue.
La jeune femme lui sourit :
— Tout va bien. J’ai été chercher quelques affaires de rechange dans votre coffre. Quand vous vous sentirez mieux, habillez-vous et rejoignez-nous dans l’auberge.
Encore sous le choc, Yasmin murmura timidement :
— Merci pour tout.
Quand elle entra dans la venta, elle eut l’impression que les étrangers se disputaient et qu’elle était la cause de leur mésentente. Ils se turent en la voyant.
— Nous ne devrions pas nous attarder, c’est dangereux. Dès que vous serez prête, nous partirons.
Yasmin examina celui qui venait de parler. Un converti d’origine berbère, la trentaine, bel homme malgré son âge. Un visage buriné par les ans et la vie au grand air. Pas d’uniforme, mais l’allure et la musculature d’un soldat. Un regard d’une grande douceur malgré son air bourru. Que faisait-il sur des sentiers de contrebandiers en compagnie d’une belle juive ? Un couple étrange, mais sa seule chance de survie était de les suivre tous deux. Impossible de retourner chez elle ou de se réfugier chez sa tante. Son père l’y retrouverait. Quel avenir pour une jeune musulmane sans famille et sans argent ? Elle acquiesça :
— Où irons-nous ?
— À Grenade.
Envahie par la tristesse, Yasmin comprit qu’une porte se fermait définitivement sur le palais de ses ancêtres, ses patios ensoleillés, ses jardins fleuris et les murailles protectrices de son enfance. Une terreur soudaine lui noua le ventre. Elle avoua :
— Pourquoi pas ? Je n’ai nulle part où aller.
À sa grande surprise, la femme qui l’avait soignée avec tant de sollicitude, secoua la tête d’un air mécontent :
— Ce n’est pas une bonne idée. J’ai l’Inquisition à mes trousses. En restant avec nous, vous risquez la mort. Il vaut mieux que nous nous séparions.
Yasmin dévisagea la jolie rouquine. La belle était agacée par la proposition du soldat. « Elle se fera à ma présence, sinon j’ai d’autres parfums dans ma manche… » pensa-t-elle en lui dédiant son sourire le plus charmeur.
— C’est mon ange gardien qui vous a mis sur mon chemin, dit-elle à haute voix, Je n’ai d’autre solution que de vous suivre. Une adolescente solitaire n’a aucune chance de survivre sur les routes d’Andalousie.
Weitere Kostenlose Bücher