Le Manuscrit de Grenade

pour faire face au plus féroce serviteur de son père. Depuis toujours il veillait sur son maître, écartant les importuns, espionnant sa maisonnée, tuant ses ennemis. Un homme impitoyable qui, malgré son âge, s’entraînait encore chaque jour dans la salle d’armes de l’Alcazar. Elle ne pouvait lutter contre ce diable souple et musclé. À travers ses larmes, elle étudia le visage rageur pour y trouver une faille. La face était dure, fermée, haineuse même. Elle décida pourtant de tenter sa chance.
    L’apprentissage de la séduction, l’art de plaire aux hommes, d’éveiller leur désir, tous ces talents faisaient partie de l’éducation du harem. Chaque fillette savait que sa vie future en dépendait. Aux grandes séductrices, le rôle d’épouse ou de favorite, aux autres la vie cloîtrée du gynécée, les amours féminines, les jours passés à se goinfrer de loukoums, de gâteaux au miel, de thé à la menthe trop sucré, sans parler des rivalités parfois mortelles qui naissaient entre les élues d’un soir.
    D’un geste sensuel, elle fit glisser son manteau sur le sol, entrouvrit les boutons de sa robe pour dénuder sa poitrine menue, enleva son voile qu’elle noua autour de ses hanches pour les mettre en valeur, et se mit à mimer lascivement la danse du foulard, tout en susurrant :
    — Youssouf, regarde-moi : je suis jeune, je suis pure, je suis vierge. Je suis l’épouse que le Tout Puissant te destine.
    Sans la quitter des yeux, le sicaire se mit à psalmodier d’une voix calme l’Hymne qui ouvre le Livre sacré. Son regard la traversait sans la voir, aveugle à ses charmes, tourné vers l’intérieur, protégé par les paroles qu’il récitait.
    — Louange à Dieu Seigneur des mondes, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux, Maître du jour de la rétribution. C’est Toi que nous adorons, et c’est Toi dont nous implorons secours. Guide-nous dans le chemin droit, le chemin de ceux que Tu as comblés de bienfaits, non pas de ceux qui ont encouru Ta colère ni de ceux qui s’égarent.
    Au dernier mot, il empoigna Yasmin par les épaules et la força à s’agenouiller. Puis il sortit son yatagan qu’il brandit au-dessus de sa nuque courbée.
    — Recommande ton âme coupable au Miséricordieux avant de te présenter devant Lui.
    Abandonnant tout espoir de le séduire ou de l’attendrir, l’adolescente tenta de le raisonner :
    — Mon père a perdu la tête, aveuglé par son chagrin. Dénoncer mes sœurs, c’était les condamner à mort. Je n’ai pas pu. Dès qu’il aura repris ses esprits, il regrettera sa décision. Et son courroux retombera sur toi.
    Un rire mauvais secoua son agresseur, dissipant la sérénité puisée dans la prière. Toute dignité envolée, il redevint la brute sans scrupule qu’elle connaissait :
    — Pauvre innocente ! Mais tes sœurs sont mortes ! La tête coupée par cette même lame qui va trancher ton cou virginal.
    Les jumelles venaient d’avoir seize ans.
    Choquée par la nouvelle, furieuse de sa naïveté, Yasmin se laissa dévorer par le désir de tuer. Sa pulsion destructrice lui déclencha un violent mal de tête et des élancements douloureux dans la nuque. Un serpent de glace descendit le long de son dos et se métamorphosa en foyer incandescent. Une boule de feu enflamma ses reins, son ventre, son sexe, provoquant des pulsations qui déclenchèrent une extase violente, inconnue, presque douloureuse. Légèreté, impression de flotter, cœur qui défaille et qui brûle, ravissement et volupté. La houle tumultueuse remonta vertèbre par vertèbre vers sa gorge avec une telle force que Yasmin perdit le contrôle. L’effluve enivrant du jasmin jaillit de sa bouche comme un jet d’écume pour envelopper le visage de Youssouf d’un nuage mortifère. Le bandit se mit à trembler de tout son corps, puis à osciller sur ses jambes. Son sabre courbe lui échappa et il tomba comme une masse.
    Tout avait été si rapide que l’adolescente resta prostrée, pantelante, chair et âme bouleversées, incapable de réfléchir. Quand elle reprit ses esprits, elle comprit que cette mise à mort lui avait déclenché une jouissance dont elle ressentait encore les effets. Quelle sorte de Talent était-ce là, qui associait mort et jouissance ? Elle ne regrettait pas son acte. C’était elle ou lui. Mais les conséquences… Le prix à payer ressemblait à une récompense, et cette pensée était troublante. Il faudrait