Le Manuscrit de Grenade
Elle se tourna vers le soldat et lui tendit la main : « Je m’appelle Yasmin. »
— Pedro, pour vous servir, et voici mon épouse Maria. Nous sommes de bons chrétiens, mais un voisin nous a accusés de continuer à pratiquer la religion musulmane. Nous avons pris la fuite pour échapper aux questions de l’Inquisition. Même les innocents n’en sortent pas indemnes. »
Le soldat mentait mal. Un coup d’œil vers celle qu’il présentait comme son épouse persuada Yasmin que l’on essayait de la berner.
— Si vous m’acceptez comme compagne de voyage, vous devez me faire confiance.
Devant l’air surpris et penaud de Pedro, la dénommée Maria se dérida :
— Cette demoiselle a raison. Nous lui devons la vérité. Pedro dit vrai en ce qui le concerne, c’est un converti. Quant à moi, je m’appelle Myrin, je suis juive et guérisseuse. Mais pour l’Église, je suis surtout une sorcière en fuite. Afin ne pas éveiller les soupçons, nous avons décidé de voyager comme mari et femme. (Elle l’examina d’un œil critique puis sourit.) Vous pourriez passer pour la fille de Pedro, d’un premier mariage évidemment.
— Bonne idée, répondit ce dernier d’un ton soulagé. Les gens d’armes recherchent une rouquine solitaire, pas une famille de trois personnes. Votre présence nous serait bénéfique. Mais vous ne pouvez garder votre prénom. Anna vous conviendrait-il ?
Consciente qu’elle venait de remporter une victoire, même s’il restait des zones d’ombre dans leurs explications, elle acquiesça.
— Celui-là ou un autre.
Rassurée sur son sort, elle examina son aînée et révisa son jugement. La jeune femme avait une aura particulière, qu’elle n’aurait sans doute pas perçue avant de découvrir son propre Talent. Mais il y avait autre chose. Sous son assurance, Yasmin sentit une grande tristesse.
Le regard du soldat allait de l’une à l’autre, les jaugeant d’un œil scrutateur.
— Avez-vous des vêtements de rechange, jolie demoiselle ?
— Une pleine malle.
— Il serait plus sage que vous soyez toutes deux habillées de la même façon. En ce moment, nos nobles dames aiment se vêtir comme des princesses maures. C’est une chance.
Maussade, la juive accepta d’enfiler une robe vert olive et un châle assorti. Malgré elle, Yasmin sourit. La mauvaise humeur de sa nouvelle compagne l’amusait. Élevée par deux sœurs plus âgées, elle savait reconnaître les émois du cœur. Curieusement, malgré son âge, le guerrier ne laissait pas Myrin indifférente.
Le souvenir des jumelles lui fit monter les larmes aux yeux.
Rageuse, elle regarda Pedro saisir le cadavre de Youssouf par les pieds et le tirer à l’intérieur de l’auberge. Il revint ensuite avec deux montures, attacha la mule à l’arrière de la voiture et enfourcha son cheval. Yasmin s’installa sur le siège de la carriole suivie par Myrin à qui elle laissa ostensiblement les rênes. Inutile de montrer qu’elle ne savait pas conduire un attelage. Avant de s’éloigner au petit trot, Pedro les contempla avec satisfaction :
— Chère Anna, notre rencontre tient du prodige. Un vagabond de notre connaissance nous a parlé de l’existence de votre Talent. Il peut nous être utile. Profitez donc du voyage toutes les deux pour parler chiffons et parfums.
Puis, sans daigner remarquer l’air courroucé de Myrin, il serra les cuisses et son étalon partit au galop.
Titubant de fatigue, Isabeau sentait qu’elle ne tiendrait plus éveillée très longtemps. Il fallait qu’elle trouve un abri pour dormir. Après sa fuite, pressée de s’éloigner le plus possible du monastère, elle avait traversé en coup de vent les prairies verdoyantes où paissaient les célèbres taureaux d’Arkosch. Il fallait gagner au plus vite les forêts qui recouvraient les contreforts de la sierra. Une fois dans les montagnes qui la séparaient de Setenil, elle avait pu cheminer plus sereinement à l’abri des regards, alternant trot et galop pour ne pas fatiguer sa monture. Toute rencontre pouvait lui être fatale. De loin les vêtements du prêtre la protégeaient, mais de près les gens s’apercevraient de son forfait.
Les sentiers se croisaient, serpentaient à flancs de collines le long de ravins impressionnants, plongeaient dans des vallées profondes et inhospitalières, traversaient des falaises par des boyaux si étroits qu’une seule mule passait de front. Les paysages changeaient
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