Le Manuscrit de Grenade
sans cesse. Selon l’altitude et l’exposition, pins, chênes-lièges, buissons, rochers pelés se succédaient sous un ciel étoilé et froid. Une fois, elle s’était trompée de chemin. Elle s’était rendu compte de son erreur en découvrant un col au nom inconnu. Épuisée, mais animée d’une volonté farouche, elle avait fait demi-tour pour retrouver le bon passage.
Au petit matin, sur le haut d’un rocher escarpé, une tour de guet déserte lui offrit un toit. Elle descendit péniblement de sa monture et lui donna à boire avant de l’attacher avec une grande corde à un anneau de fer serti dans la pierre du bâtiment, près de l’entrée. Les jambes flageolantes, elle utilisa ses dernières forces pour enlever sa selle, et la transporter avec ses affaires dans la tour. Jetant sa couverture sur le sol, elle s’allongea et s’endormit aussitôt d’un sommeil peuplé de cauchemars terrifiants. Les gens d’armes de la Santa Hermandad la réveillaient à coups de pieds et la ramenaient au couvent où l’Inquisiteur la fouettait violemment en public pour la punir. Une autre version la jetait aux mains de brigands sanguinaires qui se battaient ensuite entre eux pour s’emparer d’elle.
Un hennissement la sortit de ses mauvais rêves. De grosses lèvres humides poussaient doucement sa tête. En nage, courbatue, affamée, elle se leva, saisit sa gourde, en but quelques gouttes puis versa le reste dans la bouche de sa jument. Dehors le soleil dardait ses rayons brûlants sur les rochers désertiques, rendant l’air irrespirable. Impossible de continuer sa route par une chaleur aussi intense. La faim lui donnait le tournis. Des victuailles offertes par le petit abbé, il ne restait qu’une miche de pain blanc qu’elle partagea en deux parts égales. L’une pour elle, l’autre pour sa monture qui émit des claquements de langue satisfaits. Sa faim apaisée, Isabeau se recoucha.
Malgré sa fatigue, le sommeil la fuyait et ses pensées, tout naturellement, la ramenèrent vers Pedro et Myrin. Où étaient-ils ? Avaient-ils pu s’enfuir à temps ? Oui bien sûr ! En cas contraire, Alonso Jimenez le lui aurait dit. Pour doña Maria, il avait pris des gants. Pour Tchalaï, il s’en était vanté d’une horrible façon, persuadé d’avoir débarrassé la terre d’une sorcière.
En proie à un chagrin trop longtemps refoulé, elle se mit à pleurer. Ses deux seules amies disparues le même jour. Drôle d’époque où l’on assassinait les gens pour leurs croyances. Elle se représenta les prêtres de l’Inquisition devant les portes du paradis. Saint Pierre les foudroyait de son courroux et les projetait hurlant de peur dans les entrailles infernales où ils brûleraient éternellement sans jamais se consumer, tandis que leurs victimes jouissaient de la présence du Seigneur. Comme d’habitude, la colère chassa peu à peu la tristesse, assécha ses larmes et lui redonna l’envie de se battre et de vivre. La descendante de l’illustre famille Guzman était devenue une fugitive, comme Pedro et Myrin. S’ils passaient par le couvent de son oncle comme elle le leur avait suggéré, peut-être les retrouverait-elle. Apaisée par cette pensée, elle plongea dans un sommeil sans rêve.
Le froid la réveilla. Tout aurait été pour le mieux si son estomac n’avait pas été aussi vide. Isabeau se leva, rassembla ses affaires, boucla son sac et sortit. La nuit était tombée. Sous une lune blonde et ronde, tirant sur sa longe, sa jument traquait le moindre buisson avec entrain. Ce serait un plaisir de chevaucher au pas sous cette lumière douce qui éclairait chaque roche et chaque brin d’herbe.
Au petit matin, tenaillée par la soif et la faim, titubante de fatigue, elle repéra au loin le toit d’une maison. Consciente de son imprudence mais incapable de résister à l’idée d’un bon repas chaud, elle éperonna son cheval.
En s’approchant elle faillit pleurer de déception. L’auberge était abandonnée et en piteux état. Démoralisée, Isabeau sauta à bas de sa jument qui se dirigea en hennissant vers un grand figuier ployant sous les fruits. L’animal s’attaqua aux feuilles vertes et rafraîchissantes tandis que sa cavalière engloutissait les fruits noirs, juteux et sucrés. Non loin de là, elle aperçut la margelle d’un puits et fit une courte prière pour qu’il ne soit pas asséché. Ramassant une pierre, elle l’y jeta. Un plouf réconfortant retentit. S’emparant
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