Le Manuscrit de Grenade

froncement de sourcils, leur hôte releva la tête et les observa à tour de rôle. Il jeta un coup d’œil curieux à l’adolescente, hocha la tête d’un air entendu en examinant Pedro et s’attarda sur Myrin. Après un long soupir qui trahissait son embarras, il prit enfin la parole :
    — Sœur Anna a reconnu la pierre de lune. Tu es la fille de dame Tchalaï de Luz. Je te présente mes condoléances. L’Église traverse une période difficile et certains de ses bergers sont malheureusement des fanatiques possédés par le diable. Il se tourna vers Pedro : Toi, tu es le maître d’armes de doña Maria, que Dieu l’accueille à ses côtés ! Puis il regarda Yasmin d’un air interrogatif.
    Ne sachant quoi dire, celle-ci se tourna vers Myrin qui la rassura d’un sourire, avant d’expliquer :
    — Ses sœurs ont été assassinées sur ordre de leur père. Yasmin a failli subir le même sort. Désormais sans toit et sans famille, elle a décidé de nous accompagner à Grenade.
    Un hochement de tête accueillit cette confidence.
    Le prieur resta silencieux quelques instants, puis il s’adressa à Pedro d’un air chagrin.
    — En sauvant Myrin des griffes de l’Inquisition, tu as accompli une action dont tu ne soupçonnes pas l’importance. Cette jeune fille est une Douée, comme sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes de sa lignée. Mais ce n’est pas son pouvoir qui la rend si spéciale. Elle a été choisie pour exécuter une mission extraordinaire. (Il s’arrêta de parler et ferma les paupières comme s’il cherchait ses mots ou tentait de suivre le fil de sa pensée. Quand il les rouvrit, une expression de colère brillait dans ses yeux). Ensuite, tu as été bien mal inspiré. En arrivant, il fallait venir me voir et ne pas t’afficher en public avec ces demoiselles. L’Inquisition est partout et même dans mon couvent, elle veille. Hélas ! le mal est fait. Espérons que ton manque de jugement n’aura pas de conséquences néfastes.
    Myrin esquissa une moue en voyant le trouble du guerrier. Le cerveau en ébullition, il se taisait, sous l’œil inquiet de ses compagnes et réprobateur du prêtre. Était-il désarçonné par son erreur d’appréciation qui pouvait leur coûter la vie, ou par la révélation qu’elle était une Douée ? Révélation ou confirmation ? Elle réalisa alors que cet abbé semblait bien la connaître. Curieuse, elle demanda :
    — Comment savez-vous tout cela ? Je trouve étrange que vous soyez au courant de ma mission, alors que j’ignore en quoi elle consiste réellement. Tchalaï n’a pas eu le temps de me l’expliquer, ajouta-t-elle d’une voix rauque où la frustration le disputait au chagrin.
    Le prêtre lui sourit avec mélancolie :
    — Lors de la Grande Peste, j’exerçais mon sacerdoce dans un couvent de Jerez. C’était une époque terrible. Les rues et les maisons étaient jonchées de cadavres que les croque-morts n’arrivaient pas à brûler assez vite. Les malades venaient se réfugier à l’hospice où ta grand-mère essayait de soulager leurs souffrances, sans parvenir cependant à les sauver. À ses côtés, une fillette courageuse l’aidait à distribuer potions et onguents. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Tchalaï. Nous sommes toujours restés en contact. Ta mère venait dans ce couvent tous les mois soigner les malades. C’était une Douée capable de visualiser certains événements futurs qui ne nous plaisaient ni à elle ni à moi. Elle m’a fait l’honneur de me confier le secret de sa lignée. Elle affirmait que tout s’éclairerait le moment venu. Que sais-tu exactement ?
    — Peu de chose. Six vers mystérieux :
    D’Abraham le Béni,
    Entendez la prophétie.
    Dissimulé dans le fruit
    Celé dans un manuscrit
    Un trésor dort à l’abri
    Pour les maudits et les bannis.
    La voix de Tchalaï, tendre et grave, lui revint en mémoire. Submergée par l’émotion, Myrin fut secouée par une violente quinte de toux.
    — Connaissez-vous la signification de ces paroles ? demanda Pedro à l’abbé.
    — Une ancienne légende andalouse annonce que Grenade tombera aux mains des chrétiens en janvier 1492. Et que sa chute entraînera la mort de milliers de croyants, juifs, marranes, musulmans, convertis et même catholiques sincères. Dame de Luz affirmait que cette hécatombe pouvait être évitée grâce à un livre secret. Ce livre aurait été écrit par Abraham, et concernerait ses