Le Manuscrit de Grenade
l’adolescente était restée sur ses gardes, bien décidée à ne pas leur accorder une confiance qu’elle avait pourtant quémandée. Malgré les faits, elle avait nié posséder le moindre Talent, imputant la mort de son assaillant à un malaise. Quant au parfum de jasmin qui émanait d’elle lors de leur rencontre, elle ne l’avait jamais senti. Une aussi mauvaise foi pouvait s’expliquer de deux façons : soit elle avait peur de son propre Talent et ne le maîtrisait pas encore, soit elle se méfiait de ses compagnons. Le temps ferait son œuvre. Il suffisait d’attendre. Ensemble elles longèrent le parvis de l’église, un magnifique poème gothique dont la flèche de dentelle encore inachevée s’élançait vers l’azur, et pénétrèrent dans le vaste hall de l’auberge.
Sœur Anna, une nonne plantureuse d’âge canonique, aux joues rouges et rebondies, les accueillit avec bienveillance et les guida jusqu’au réfectoire, où Pedro les rejoignit. Autour de la longue table de bois, des dîneurs éparpillés finissaient leur repas du soir. Il y avait quelques pèlerins des deux sexes, une petite troupe de saltimbanques, des marchands de drap.
Les solitaires mangeaient en silence, les autres chuchotaient pour ne pas troubler la quiétude du lieu, ou pour sauvegarder les secrets de leurs métiers.
On leur servit une pleine assiette de soupe épaisse aux choux, carottes et navets, où surnageaient de petits morceaux de lard maigre. Myrin et Yasmin échangèrent un coup d’œil consterné. Attirés par leur beauté et leur jeunesse, quelques voyageurs les dévisageaient. Pedro récita à voix basse le bénédicité, se signa et commença à manger. Courageusement, Myrin plongea sa cuillère dans le brouet compact pour saisir les dés de viande interdite. La Mauresque l’imita. Une grosse miche de pain bis accompagnait ce festin. Pendant un bon quart d’heure, on n’entendit plus que le bruit des cuillères dans le potage.
Rassasiée, la guérisseuse jouait avec une boulette de mie de pain, quand elle s’aperçut que son voisin le plus proche, un vieux moine décharné, avait les yeux fixés sur sa bague. La nonne plantureuse en charge du réfectoire remarqua son attitude et contempla la pierre avec curiosité. La jeune femme s’empressa de cacher sa main sur ses genoux.
À la fin du repas, un moinillon leur servit une tisane odorante avant de les conduire vers les lieux où ils allaient passer la nuit. Les filles entrèrent dans une cellule minuscule meublée de lits jumeaux. Épuisées, elles jetèrent leurs sacs sur le sol et s’allongèrent sur des couches de paille recouvertes d’une enveloppe rustique et d’une couverture en laine. Alors que l’enfant guidait Pedro vers le dortoir des hommes, Myrin entendit la voix aiguë de sœur Anna qui le hélait :
— Le prieur voudrait vous voir ainsi que vos compagnes.
Sa voix était essoufflée, comme si elle avait couru.
Pleine d’appréhension, Myrin tendit l’oreille. Quand il répondit, le maître d’armes semblait plus étonné qu’anxieux.
— Que nous veut-il ?
— Vous souhaiter la bienvenue, je suppose.
Son ton était hésitant. Myrin se leva et entrouvrit la porte de sa cellule pour observer la religieuse. Une menteuse maladroite, mais son expression était amicale. Elle se retourna pour prévenir Yasmin. Assise sur son matelas, l’adolescente la fixait avec inquiétude.
— Alors nous ne pouvons que vous suivre pour le remercier de sa sollicitude. Prenons ces dames au passage.
Pedro avait parlé d’un ton égal. Myrin admira son calme. Prenant par la main sa compagne, qui cette fois se laissa faire, elle sortit dans le couloir.
— Nous sommes prêtes. (Mâchoires crispées, elle chuchota à l’oreille du soldat :) Nous aurions dû nous présenter à l’abbé de ce couvent dès notre arrivée et lui dire que nous venions de la part d’Isabeau.
— Nous en avons déjà discuté ! Tant qu’il ignore notre identité, il ne peut être accusé d’abriter des fugitifs, répondit-il dans un murmure.
Sœur Anna frappa à la porte, l’ouvrit sans attendre la réponse et leur fit signe d’entrer rapidement dans la pièce. Le prieur de Santo Domingo était assis devant une grande table et lisait une lettre manuscrite. Le sceau rouge sang de l’Inquisition était apposé au bas de la missive.
Les visiteurs s’avancèrent de quelques pas puis attendirent que l’abbé remarque leur présence. Avec un
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