Le Manuscrit de Grenade
d’un glouton. Le tout d’une propreté douteuse. L’homme sentait la sueur, la friture, l’alcool.
L’estomac au bord des lèvres, Isabeau crut un instant qu’il allait aussi lui ouvrir la bouche pour vérifier ses dents. Après l’avoir contemplée des pieds à la tête, il se contenta de lui flatter le bas des reins en disant :
— Qu’allons-nous faire de ce jeune homme ? Le vendre comme esclave aux Barbaresques ? Il est racé, nous en tirerons un bon prix. Mais auparavant, il partagera ma couche cette nuit.
La jeune fille sentit le sang se retirer de son visage. Elle espéra un instant que c’était une blague mais déchanta vite. Consumé par le désir, l’homme la dévorait des yeux. La bave gouttait dans sa barbe. Même ses gestes fébriles trahissaient son excitation. Les vauriens l’acclamèrent. L’hidalgo resta impassible. Ses yeux pâles comme de la glace vive observaient sans ciller le prince des brigands qui finit par se détourner d’Isabeau pour affronter le regard tranchant de son visiteur.
— Manuel, mon ami, tu as ta figure des mauvais jours. Que se passe-t-il ? Ne me dis pas que ce jeune homme t’intéresse ?
— Pepe ! Tu n’as pas oublié que tu me dois une vie ? Je réclame ce garçon en compensation.
Cette exigence plongea la salle dans un silence consterné. La nièce de doña Maria arrêta de respirer et lorgna en douce la réaction des sauvages qui l’entouraient. Tous semblaient abasourdis. Sur leurs figures basanées, la peur le disputait à une excitation malsaine.
Elle comprit que l’hidalgo jouait sa tête et que les bandoleros flairaient déjà l’odeur du sang. Que deviendrait-elle si le dénommé Manuel mourait ? La terreur lui déchira le ventre.
Debout devant Isabeau qu’il dépassait d’une bonne tête, Tio Pepe, sourcils froncés et lèvres serrées, semblait plongé dans une réflexion intense. Soudain une courte épée, apparue comme par magie dans sa main droite, s’enfonça légèrement dans le nombril de la jeune fille suspendue entre espoirs et idées noires.
Persuadée qu’il allait appliquer le jugement de Salomon et la couper en deux, elle s’apprêtait à recommander son âme à Dieu, quand un immense éclat de rire secoua le colosse, au point qu’il faillit s’étouffer. Courbé en deux, il se mit à tousser, à hoqueter, comme s’il manquait d’air. Un de ses hommes lui tapota le dos, pour être aussitôt projeté contre un mur par un revers vigoureux du bras droit. Quelques raclements de gorge suivis d’un crachat vigoureux permirent à Tio Pepe de retrouver une respiration normale. Il se redressa, jeta sa lame en l’air, la rattrapa par la pointe et la présenta à celui qu’il prenait pour un jeune homme. Peu désireuse de lui manquer de respect, la descendante des Guzman saisit l’épée qu’on lui offrait en s’inclinant bien bas. Des soupirs de déception s’élevèrent un peu partout dans la salle. Le silence revint quand le prince des voleurs prit la parole :
— Manuel, mon ami, tu as du cran. Comme je suis un homme juste et bon, je t’accorde ce petit qui, d’une certaine façon, te ressemble. Vous formez un très joli couple. Cette épée est mon cadeau de fiançailles.
Son ton devint plus menaçant quand il ajouta :
— J’espère qu’il vivra plus longtemps que ton dernier favori. Et maintenant trinquons à nos retrouvailles.
Pendant que les deux amis réconciliés parlaient affaires et échangeaient des pièces d’or contre des objets précieux, des manuscrits grecs et des bibles latines, ce qui leur prit tout l’après-midi, Isabeau s’installa dans un coin de la pièce pour feuilleter un bréviaire byzantin que Tio Pepe avait vendu à son protecteur. Les enluminures étaient exceptionnelles, certainement l’œuvre d’un grand artiste, peintures naïves d’anges, d’oiseaux, de personnages des Écritures saintes, de paysages champêtres. Les couleurs étaient d’une fraîcheur inattendue. Elle eut une pensée émue pour les gens qui avaient possédé un tel trésor et l’avaient perdu pendant un pèlerinage. Puis elle réalisa avec tristesse que les pèlerins n’étaient sans doute plus de ce monde. Tio Pepe et ses bandoleros ne devaient pas s’embarrasser de prisonniers.
Quand vint le soir, et l’heure du souper, don Manuel s’approcha d’Isabeau plongée dans ses lectures et dit à haute voix :
— Luis, aide-moi à transporter mes sacoches.
Quand ils furent près
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