Le Manuscrit de Grenade
l’esprit, l’inconnu s’attarda quelques instants sur son turban avant d’examiner ses traits en fronçant les sourcils d’un air soucieux. Il observa rapidement son corps athlétique, sa poitrine plate, ses mains posées sur le pommeau de sa selle, des mains hâlées par ses nombreuses chevauchées, puis jeta un coup d’œil distrait sur les vêtements simples qu’elle portait, Affichant une mine désappointée, il s’exclama d’une voix forte :
— Quelle prise, hombres ! Un vaquero sans fortune. Heureusement que sa monture vaut de l’or. À qui as-tu volé ce trésor, petit ?
Oubliant toute prudence, Isabeau posa la main sur sa dague et déclara d’une voix hautaine :
— Mon nom est Luis Da Silva et cette jument m’appartient.
Les trois brigands s’esclaffèrent grossièrement, et le plus gros hurla :
— Attention don Manuel, ce gosse va vous embrocher !
Profitant du tintamarre, le cavalier grommela entre ses dents :
— Si tu tiens à la vie, jeune homme, descends de ce cheval et obéis-moi sans broncher. Ces hommes n’hésiteront pas une seconde à te tuer.
Choquée, Isabeau jeta furtivement un coup d’œil sur le reste de la bande et frémit. Hochant la tête, elle rangea son arme dans sa ceinture et se laissa glisser à terre. Son interlocuteur l’imita, passa les rênes de la jument à l’un des brigands et reprit son chemin en tenant son alezan par la bride. Peu rassurée, elle s’empressa de le suivre. Se faufilant entre les trois brigands qui l’enserraient d’un peu trop près à son goût, elle rejoignit l’hidalgo mystérieux pour cheminer à ses côtés. Don Manuel l’ignora tout en esquissant une moue ironique. Derrière elle, les hommes se disputaient sur le prix du butin.
Ils ne marchèrent pas longtemps. Au détour d’un éperon rocheux, ils pénétrèrent dans une grotte et s’enfoncèrent dans la montagne percée de tunnels. Au bout d’une demi-heure de montée en pente douce, ils parvinrent dans une grande caverne qui surplombait les gorges du fleuve. Le chevalier y abandonna son cheval aux bons soins d’un gamin aux yeux malicieux.
L’habitation troglodyte, composée d’une enfilade de salles creusées dans la montagne, abritait une cinquantaine de bandits. Leur arrivée passa quasiment inaperçue. C’était l’heure de la sieste. La plupart des hommes dormaient allongés sur des tapis précieux. Quelques-uns jouaient aux dés, d’autres grignotaient des olives, du pain et du fromage. Leur groupe entra enfin dans une pièce où trônait, dans un fauteuil en bois doré, un chauve imposant à la barbe fournie taillée au carré. Quelques brigands l’entouraient. Malgré l’heure tardive, le vin coulait à flots. Les hommes étaient déjà très imbibés. Quand le chef des bandits aperçut l’étrange troupe, il s’exclama :
— Don Manuel, mon ami, quelle bonne surprise ! Viens trinquer avec nous. Nous fêtons la réussite de notre dernière escapade dans le Nord, au col de Roncevaux. Une route très fréquentée par les pèlerins francs et germaniques. Tu arrives à point, nous avons mis la main sur des trésors que tu pourras vendre avec succès à la Cour. Mais je vois que tu n’es pas seul. Que m’amènes-tu ?
Le dénommé Manuel s’inclina puis s’approcha du géant pour lui donner l’accolade.
— Une prise bien maigre en vérité, un garçon pauvre comme Job, mais la jument devrait te plaire.
Avec une agilité étonnante pour un homme de sa stature et de son poids, le maître des lieux sauta sur ses pieds pour s’approcher de la cavale qui piaffait fièrement sur le sol rocheux. Il lui flatta l’encolure, lui ouvrit la bouche pour admirer sa denture, fit le tour de la bête en lui caressant la croupe au passage et poussa un sifflement admirateur.
— Quelle beauté ! Une croupe pareille, ça fait monter la sève. Pas vrai les gars ?
Rires et applaudissements accueillirent sa boutade. Se rengorgeant comme un coq de combat, Il leva le bras pour attirer l’attention et lança quelques clins d’œil à la ronde en mettant un doigt sur ses lèvres. L’air gourmand il s’approcha d’Isabeau, la fit virevolter sur elle-même et l’inspecta de la tête aux pieds. Sans être laid, son visage était ingrat. Les yeux noirs, trop petits, brillaient d’intelligence et de ruse. Le nez cabossé témoignait de ses bagarres et de ses victoires. Quant à ses lèvres épaisses, c’étaient celles d’un jouisseur et
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