Le Manuscrit de Grenade
l’autre de la place, les portefaix ne se frayaient plus un passage à coups de jurons sonores et gutturaux. C’était comme si un brouillard étouffait les cris habituels. À la vue du grand vizir et de ses invités, la foule bariolée s’écarta en silence, ouvrant un étroit passage qui se referma aussitôt derrière eux. Les regards mornes et les souffles rauques des Grenadins les accompagnèrent jusqu’au terme de leur traversée, une double porte en bois épais, encadrée par des vétérans magnifiquement vêtus et armés jusqu’aux dents. Sur un signe de leur guide, on leur ouvrit.
Une fois de plus, Manuel eut le souffle coupé par la beauté irréelle du lieu. Face à eux, de l’autre côté d’une vaste cour rectangulaire, le palais nasride semblait flotter sur une immense étendue d’eau couronnée de myrtes. Ses arches délicatement ciselées s’y reflétaient comme dans un miroir. L’effet était saisissant. L’ombre silencieuse qui l’accompagnait resta de marbre, insensible à la magnificence de l’architecture andalouse. Perdu dans ses pensées, il se tenait en retrait de l’ambassadeur des Rois Catholiques.
L’hidalgo, qui avait plusieurs fois servi d’intermédiaire entre le sultan Boabdil et le roi Ferdinand, revenait toujours avec plaisir dans le palais de l’Alhambra. Autour du grand bassin, une foule de courtisans vêtus de leurs plus beaux atours bavardaient en attendant d’être reçu par leur souverain.
Un léger piétinement le tira de ses réflexions. Une délégation venait les chercher pour les mener devant le dernier descendant des Abencérages.
Arrivés sous les portiques, ils se déchaussèrent pour enfiler des mules en cuir de Cordoue. Toujours entourés par des dignitaires en habits somptueux, ils traversèrent la salle de la Barque et pénétrèrent dans la salle des Ambassadeurs, célèbre pour ses niches décorées de céramiques multicolores. Chacune d’elle abritait un dignitaire. Une coupole en cèdre ceignait les murs d’une hauteur impressionnante où couraient comme autant d’arabesques les poèmes magnifiques d’Ibn Zamrak. Manuel y retrouva ses vers préférés, des vers qu’il aimait se réciter parfois dans ses moments de mélancolie : Un monde de cristal enseigne ici ses merveilles. La beauté est partout gravée, partout l’opulence. Se confondent dans la vision le liquide et le solide, l’eau et le marbre, et nous ne savons plus lequel des deux est celui qui coule. L’eau court comme des perles liquides de glace. Il semble que nous formons l’eau qui coule et moi, un morceau de glace dont une partie devient liquide et l’autre ne change pas. Apaisé, il reporta son attention sur son entourage.
Face à l’entrée, dans l’alcôve principale, assis à contre-jour devant un vitrail de couleur, le sultan Boabdil attendait ses visiteurs. C’était un blond mélancolique à la peau claire, aux traits flous. Il était vêtu d’une tunique en soie naturelle et d’un manteau en velours incarnat frangé de fils d’or. Un énorme rubis ornait son annulaire droit.
Manuel savait qu’il ne fallait pas se fier à son air doux. L’homme était un faible, qui parfois avait des sautes d’humeurs dangereuses. N’avait-il pas fait tuer trente-six chevaliers parce qu’il les soupçonnait de comploter contre lui ? N’avait-il pas assassiné sa sœur et ses deux neveux un jour de colère ? Soumis sa propre épouse à une épreuve mortelle parce qu’un ennemi avait proféré contre elle de fausses accusations d’infidélité ? Manuel n’avait jamais pu avoir de preuves quant à la véracité de ces faits, mais comme dit le proverbe, il n’y a pas de fumée sans feu.
L’ambassadeur s’inclina et ne se releva que lorsque le cadi, assis dans la niche située à la droite du roi, se leva de son siège un sourire de bienvenue aux lèvres et, la main sur le cœur, prononça quelques mots de bienvenue :
— Le salam et la cordialité aux seigneurs bienveillants qui nous font la faveur de leur venue. Le sultan de Grenade, glaive des croyants, est heureux de te recevoir Manuel d’Antequera, prince de Castille et d’Aragon. Nous apprécions que tu parles si bien notre langue, et nous sommes impatients d’avoir des nouvelles de nos alliés. Mais auparavant mon maître aimerait savoir si tu as été bien reçu. As-tu rompu le pain ?
C’étaient les formules de politesses habituelles, même si le cadi parlait avec une sécheresse qui le
Weitere Kostenlose Bücher