Le Manuscrit de Grenade

vit pas venir le danger. Désarmé avant même d’avoir aperçu ses agresseurs, il se trouva soudain confronté au Grand Inquisiteur en personne et à son acolyte. Koldo, monstrueux sans son masque d’argent, l’avait immobilisé et délesté de ses armes. La pointe de sa propre épée menaçait son cœur.
    Aucun ne lui adressa la parole. On attendait une explication, mais l’hidalgo, prudent, se taisait. Une menace planait et il en ignorait la cause. Un mot de trop et son ami Koldo l’embrocherait sans état d’âme. Finalement, ce fut le prélat qui l’apostropha d’une voix sarcastique :
    — Avez-vous des nouvelles de votre cousin Luis, don Manuel ?
    Les mots cousin Luis avaient été accentués. Sans relever l’allusion, il acquiesça en montrant le bâtiment rond du doigt :
    — Il est en ce moment dans l’arène avec deux de ses compagnons. J’attends sa sortie.
    Même déguisé en marchand, le prêtre ne passait pas inaperçu. Plus grand que la moyenne, habitué à voir ses interlocuteurs trembler devant lui, il n’avait rien d’un joyeux drille. L’hidalgo ne s’attendait donc pas à sa réaction. Le chasseur de sorcières et de mécréants éclata d’un rire presque gai, malgré un soupçon de raillerie. Puis il s’exclama :
    — Félicitations ! Luis est en réalité une fugitive très dangereuse que nous recherchions activement. Merci d’avoir gardé un œil sur elle.
    Heureusement pour lui, don Manuel avait l’habitude des situations délicates. Il réussit à faire bonne figure et s’en tira par son juron favori.
    — Sang de Dieu ! Une fille, vous êtes sûr ? Ce gamin a réussi à me berner. Je n’ai jamais eu un aussi bon élève.
    Un moment, il eut peur de s’être trahi. Son ton était trop léger, sa réponse trop désinvolte. Secouant la tête d’un air écœuré, le Grand Inquisiteur se tourna vers Koldo :
    — Tu avais raison. Le meilleur espion de la couronne d’Espagne ne s’est pas rendu compte que le jeune Luis était une demoiselle. Me voilà rassuré quant aux mœurs de notre ami ici présent. Mens sana in corpore sano , conclut-il d’un ton grave. Puis, s’adressant à son prisonnier, il ajouta : cette diablesse d’Isabeau s’est échappée d’un couvent où nous l’avions placée.
    Intérieurement, Manuel poussa un soupir de soulagement. Plusieurs fois, ces derniers temps, la proximité de Luis avait semé le trouble dans son esprit. Sans parler de son corps. Mal à l’aise, il s’était interrogé sur la signification de cette attirance qui semblait partagée. Les souvenirs agréables de ses ébats avec de belles dames dénudées ne l’avaient pas rassuré. Il savait que certains hommes côtoyaient les deux sexes. D’un autre côté, le fait qu’Isabeau soit recherchée par l’Inquisition ne lui laissait pas une grande espérance de vie. Quelques explications s’imposaient s’il voulait garder la confiance de ses interlocuteurs et retarder l’arrestation de la belle ambiguë. Car si Luis était une fille, il ressemblait encore étrangement à un jeune homme. Arborant un air soucieux, il leur raconta sa rencontre avec le garçon puis conclut :
    — J’ai sauvé ce jeune chrétien des griffes de Tio Pepe. Avouez qu’il ne ressemble pas à une demoiselle.
    — C’est une monstruosité, reconnut le prélat d’une voix grinçante.
    Bien que d’un avis différent, don Manuel préféra ne pas contredire son vis-à-vis. Cherchant un moyen de sauver sa protégée, il enchaîna sur les événements qui venaient de se produire :
    — Luis fait désormais partie de la bande de Myrin et de Pedro. Ils ont déjà accompli ce qui ressemble fort à un miracle : faire s’écrouler la tour de Justice. La main et la clé ont été réunies. Depuis cet étrange tremblement de terre qui n’a détruit que la Tour, les jeunes gens semblent suivre un itinéraire précis.
    À sa grande surprise, l’Inquisiteur accepta l’hypothèse d’un miracle. Sans doute y voyait-il une expression de la volonté divine ?
    — Que proposez-vous ? demanda-t-il.
    Soulagé, Manuel recula de quelques pas et tendit les mains vers Koldo pour qu’il lui rende ses armes. Sur un signe de tête de son maître, celui-ci s’exécuta. L’espion rangea son épée dans son fourreau, sa dague dans sa botte, puis annonça avec aplomb :
    — Je vais suivre le plan que nous avions mis au point lors de notre dernière entrevue : rejoindre mon cousin et les aider