Le Manuscrit de Grenade

foule, la maîtresse des parfums avait fermé les yeux et attendait stoïque la chute de la clé de voûte. Ce qui allait arriver d’une seconde à l’autre. Impossible de la secourir. Isabeau s’écria :
    — Myrin ! Sauve Yasmin.
    Ses mots se perdirent dans les clameurs des fuyards, les bruits assourdissants des blocs de pierre qui s’écrasaient les uns sur les autres, les gémissements et les pleurs des blessés.
    Quand enfin le bâtiment s’effondra sur lui-même dans un tintamarre épouvantable en libérant un nuage de poussière qui assombrit une partie de la colline, les trois rescapés étaient allongés derrière de grandes haies de buis. La figure enfouie dans son foulard, choquée par les conséquences épouvantables de son vœu, Myrin suffoquait. Comment avait-elle osé déclencher un tel séisme ?
    — Que le Tout Puissant nous vienne en aide dit Pedro en se relevant, ce n’était pas vraiment l’effet recherché. Mais ce qui est fait est fait. Comment te sens-tu ?
    Mal, elle se sentait mal, mais cela n’avait rien à voir avec la malédiction ; à cause d’elle des gens étaient morts, d’autres allaient mourir, et tout ça pour rien.
    — Ce n’était pas une bonne idée, murmura-t-elle entre deux quintes de toux.
    — Nous sommes en vie, c’est le plus important. Il regarda autour de lui et pâlit. Mais où est Yasmin ?
    La gorge nouée, les yeux humides, Isabeau lui montra la tour de Justice.
    Lentement la poussière se dispersa, emportée par le vent vers le haut de la colline. De toutes parts des curieux arrivaient pour constater les dégâts. Les fugitifs se mêlèrent à la foule disparate pour se rapprocher du bâtiment écroulé. Il restait deux pans de murs à moitié démolis, qui surplombaient plusieurs tas de pierres. Dans le grand silence qui succéda au tohu-bohu des premiers instants, on entendit un appel étouffé :
    — Au secours, je suis là !
    Pedro se précipita vers le monticule d’où venait la plainte. La forte odeur de jasmin qui en sortait lui redonna espoir. Il se mit à retirer frénétiquement les gravats en s’exclamant :
    — Vite ! Yasmin est là-dessous, vivante.
    Des gens leur vinrent en aide. Sous les gravats, une dizaine de cadavres entassés les uns sur les autres protégeaient l’adolescente roulée en boule. On la dégagea et Pedro la prit dans ses bras pour l’emporter rapidement loin du charnier.
    Quand le petit groupe eut rejoint la maison en ruine d’où ils étaient sortis une heure plus tôt, il déposa doucement son fardeau à l’ombre d’un figuier.
    Myrin se pencha sur l’adolescente pour l’ausculter. Ses gestes étaient professionnels, son visage impassible. Après avoir examiné attentivement toutes les parties de son corps, elle se releva :
    — Rien de cassé, même pas une écorchure.
    — C’est incroyable, murmura Isabeau. Un vrai miracle. Quand je t’ai vue immobile au centre de la cour, tout le haut de la porte allait te tomber dessus. J’ai appelé Myrin, mais elle ne m’a pas entendue. Du moins je le croyais.
    — Je n’ai rien entendu, dit la sorcière juive d’une voix sèche.
    — Ce n’est pas possible. Je sais ce que j’ai vu. Elle ne pouvait pas s’en tirer.
    — Seigneur, cette fois tu as vraiment vieilli, s’exclama Yasmin en fixant la guérisseuse d’un air horrifié.
    Nous y sommes, pensa Myrin, en portant les mains à sa figure. Sa peau lui sembla lisse, sa bouche pulpeuse, ses yeux perçants. Aucun signe de vieillissement précoce. Elle se planta devant Pedro et observa ses réactions. Il déposa un baiser léger sur ses lèvres et sourit.
    — Yasmin vient de subir un choc. Sa mémoire lui joue des tours. Peut-être as-tu vieilli d’un ou deux ans, mais cela ne se voit guère.
    Indécise, la guérisseuse se tourna vers Isabeau qui acquiesça. Cela confirma ses doutes. Il n’y avait pas eu de miracle. La parfumeuse avait utilisé son don pour tuer les personnes qui l’entouraient et en faire un matelas protecteur. L’odeur de jasmin en était la preuve.
    Furieuse que la benjamine lui fasse une telle frayeur pour cacher son forfait, Myrin allait clamer la vérité quand elle croisa le regard de la jeune magicienne. Peur, honte, désespoir, envie de mourir. Elle reconnut ses propres sentiments, crut voir son reflet dans la glace. Toutes les deux venaient de tuer, l’une pour deux morceaux de pierre, l’autre pour sauver sa vie. Elle se tut. Réalisant qu’elle s’en