Le Manuscrit de Grenade
fit le tour des arènes et s’installa sous un grand figuier, non loin d’une fontaine où des femmes venaient remplir leurs cruches. Une pensée la tourmentait. Quand le fronton de la Tour lui était tombé dessus, elle avait utilisé les gens qui l’entouraient pour se protéger. Sans désir de tuer, sans haine, par simple réflexe. La peur de mourir. Plus étonnant, sans aucune répercussion physique, que le Miséricordieux en soit remercié ! Elle n’aurait pas supporté d’en éprouver du plaisir.
— On dit que notre sultan et sa famille ont décidé de se rendre et de partir en exil.
— Jamais notre roi n’aurait pris cette décision, si nos vies étaient en danger.
— Nous ne risquons rien. Dans les cités musulmanes qui se sont rendues de leur plein gré, les habitants sont bien traités. Même les muezzins ont le droit d’appeler à la prière.
— Au moins, nous pourrons de nouveau manger à notre faim.
— Et recommencer à commercer.
Apaisée par le goût sucré des figues qu’elle venait de déguster, Yasmin écoutait les bavardages d’une oreille distraite quand un équipage de qualité s’arrêta devant le muret où elle se reposait.
Le carrosse richement décoré était entièrement clos. Une porte s’ouvrit et un homme qui ressemblait comme un frère à Pedro en descendit. Ravie, elle sourit, se leva et fit quelques pas vers lui, avant de réaliser que ce ne pouvait être le maître d’armes. Qui était cet individu ?
Méfiante, elle concocta rapidement une essence de rose qui rendrait l’inconnu sensible à ses charmes. À sa grande surprise, le parfum qu’elle exhala devint visible sous la forme d’un ruban rouge sang. Le souffle écarlate s’immobilisa devant le visage du sosie puis repartit en sens inverse jusqu’à ses propres narines où il s’engouffra. La jeune fille n’eut pas le temps de réagir.
Follement éprise du nouveau venu, elle monta dans le carrosse, sans savoir ce qu’elle faisait.
Dans la tour de Comares, Mahmoud contemplait avec satisfaction la jolie proie qu’il venait de ramener dans ses filets. Cette gamine avait un Talent exceptionnel. Heureusement qu’il avait réussi à l’utiliser à son profit. Avant de reprendre sa forme habituelle, il lui restait un dernier acte à accomplir. Souriant à l’adolescente qui le contemplait avec des yeux énamourés, il lui tendit un verre rempli d’un jus pourpre en susurrant :
— Que la célèbre liqueur de Grenade scelle notre amour pour l’éternité !
Yasmin, privée de volonté par son propre parfum, s’empressa d’avaler la boisson. Pendant qu’elle buvait, le mage la contemplait avec une gourmandise sournoise. Autour de lui, une dizaine de chats silencieux, tous noirs comme du charbon, s’étaient rassemblés. Assis en demi-cercle dans une pose hiératique, ils fixaient avec avidité la nouvelle venue. En quelques minutes, la silhouette de la jeune magicienne changea de structure. Cheveux, chairs et vêtements se cristallisèrent en se teintant de rouge pour acquérir la profondeur lumineuse d’un rubis. Quand la transmutation fut achevée, Yasmin était devenue une magnifique statue. Le tombé souple de sa robe désormais écarlate mettait en valeur ses formes sensuelles.
Souriante, elle tenait toujours son verre à la main et regardait devant elle d’un air extatique, comme si elle avait aperçu un ange. Ravi de cet ajout de choix à la collection de la sultane mère, Mahmoud reprit son apparence réelle, puis confia à sa proie emprisonnée :
— Je ne sais pas si je te conserverai sous cette forme ou si je te taillerai en cabochons pour t’offrir en parure à ma chère Aïcha. À moins que tes amis ne trouvent le manuscrit. Dans ce cas, je t’échangerai contre lui. Peut-être ?
14
Les Arènes
G UIDÉ PAR LE VOL DE LA CHAUVE-SOURIS qu’il avait enfin repérée, don Manuel avait assisté au combat entre Yasmin et les soldats. Les assaillants s’étaient écroulés si rapidement qu’il n’avait pas eu le temps d’intervenir. Après la bagarre, il avait suivi la jeune Mauresque, hésitant à l’aborder. Quand il s’était enfin décidé, c’était trop tard. La belle avait été enlevée sous ses yeux par un sosie de Pedro. Les histoires que l’on racontait dans les souks lui revinrent en mémoire. Il frissonna. Peu de chose l’effrayait, mais la magie noire le terrorisait. Pauvre gamine.
Perturbé par cette pensée, il avait baissé sa garde et ne
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