Le Manuscrit de Grenade
mauves, fauves, écarlates, indigo, figés dans des positions souvent désavantageuses. Malgré sa beauté, l’ensemble mettait mal à l’aise ; il s’en dégageait une tristesse et une mélancolie insupportables.
Au pied de chaque statue, un chat noir assis faisait sa toilette sans lâcher des yeux les nouveaux venus. Au fond de la pièce, sur un grand divan couvert de coussins, la sultane mère reposait, les yeux clos. Boabdil se dirigea vers l’homme en noir qui surveillait une cornue où glougloutait une liqueur ambrée. Quand le groupe avait fait irruption chez lui, le mage n’avait pas réagi, trop concentré sur son expérience. Avec une expression plus proche de la crainte que du respect, l’émir de Grenade attendit que le sorcier se désintéresse de sa cuisine.
— M’apportez-vous de bonnes nouvelles, cher enfant ? demanda enfin celui-ci sans détourner son regard du récipient en verre.
Traité comme un gamin, le sultan déglutit avant de répondre :
— Les fugitifs sont là. Ainsi que les émissaires des Rois Catholiques.
— Hum ! Pas de manuscrit ?
Le ton du sorcier était à la fois glacial et dédaigneux, comme s’il avait toujours su que son interlocuteur ne serait pas à la hauteur de sa mission. Le teint pâle de Boabdil se colora sous l’affront et ses mâchoires se crispèrent. Il hésita puis à regret, comme s’il n’avait pas le choix, vaincu d’avance par la science de l’alchimiste, il sortit l’émeraude de sa poche et avoua :
— Non, mais sur la tombe, il y avait ceci.
Le mage daigna enfin pivoter vers son visiteur qui oscillait entre peur et colère. Il saisit la pierre entre le pouce et l’index et la présenta à la flamme d’un chandelier pour en examiner la couleur et la pureté.
— Cette gemme est parfaite, mais nous en avons d’autres de cette taille et de cette qualité dans nos réserves. Savez-vous en quoi elle est différente ? Quel est son pouvoir ? Que peut-elle accomplir ? Et comment ?
À chaque question distillée d’une voix de plus en plus mordante, le dernier des Abencérages reculait d’un pas, comme souffleté par les mots de son conseiller officiel. Soudain, le sorcier s’avança vers Boabdil et l’écarta d’un geste brusque pour se diriger vers les prisonniers qui, serrés les uns contre les autres, suivaient cet échange avec stupeur. Il négligea la présence du prélat indifférent à ce qui l’entourait. Verrouillé dans son enfer personnel, Alonso triturait nerveusement les perles de son rosaire en marmonnant des bouts de prières en latin. Il semblait en proie à des visions démoniaques. À ses côtés, Pedro, à l’affût, balayait la pièce du regard. Isabeau l’imita, mais ne vit aucune trace de Yasmin. L’adolescente n’était pas détenue dans ce lieu. Une ombre passa sur la figure du soldat. Soudain il prit conscience que le mage se tenait en face de lui et fixait sa poitrine avec attention. Isabeau le vit se raidir.
— Voici un objet fascinant qui sent son Khider, dit Mahmoud en pointant du doigt la loupe cerclée d’or suspendue au cou du soldat.
D’un geste brusque, il arracha la chaîne pour s’emparer de la lentille qu’il brandit devant lui avec satisfaction en la tenant par son manche en ivoire finement travaillé. Surpris par la rapidité et la violence du geste, Pedro porta les mains à son cou douloureux. Il ouvrit la bouche pour protester, mais jugea sans doute prudent d’attendre la suite des événements, car il se tut. D’ailleurs Mahmoud ne s’occupait plus de lui. La main sur le cœur, il s’inclinait devant la magicienne juive en susurrant d’un air affable :
— C’est toujours un plaisir pour moi de rencontrer une consœur. J’ai suivi avec intérêt les prodiges que votre bague vous a permis de réaliser. J’aimerais voir cette merveille.
Et tout aussi rapidement qu’il avait arraché la loupe de Pedro, il tira sur l’étoffe qui enveloppait la guérisseuse, dévoilant une vieille femme ridée aux cheveux grisonnants. Seuls ses yeux mordorés avaient conservé le feu de sa jeunesse et jetaient des éclairs.
Isabeau savait à quoi s’attendre ; elle faillit pourtant éclater en sanglots en voyant l’expression horrifiée, puis désespérée de Pedro. Sous le choc, Manuel, pourtant entraîné à dissimuler ses sentiments, fut pris d’un haut-le-cœur. Myrin, impassible, croisa ses mains flétries sur sa poitrine et posa sur le mage un regard de défi.
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