Le Maréchal Berthier
l'embouteillage. Un de ses aides de camp l'ayant prévenu, il se hâta de faire envoyer aux malheureux qui attendaient dans leurs voitures des victuailles et des boissons pour leur permettre de patienter plus commodément jusqu'au moment où ils en descendraient. Ce geste fut apprécié et l'histoire courut tout Paris dès le lendemain. Décidément, ce général issu de l'ancien monde savait recevoir !
Au mois de juin de la même année il donna de nouveau une grande fête, tant pour célébrer la victoire de Marengo que pour recevoir le roi et la reine d'Étrurie qui se rendant d'Espagne dans leur royaume avaient cru bon de faire un crochet par Paris pour remercier ce Premier Consul à qui ils devaient leur élévation. Le couple était rien moins que représentatif et faisait très fin de race. Si le roi était assez bel homme, la reine, petite, bossue, boiteuse, pas très propre de sa personne, était franchement laide. Tous deux étaient peu intelligents. Mais c'étaient les souverains d'un État ami de la France et qui avait une certaine importance sur l'échiquier italien. Berthier les connaissait bien, les ayant fréquemment rencontrés lors de son ambassade à Madrid, la création de leur royaume ayant constitué un des objets de sa mission.
Pour les recevoir, il se surpassa : durant la soirée se succédèrent un divertissement militaire avec un superbe feu d'artifice, une pièce de théâtre jouée par Talma et Mlle Mars, un bal, un souper magnifique servi dans les jardins et l'envol d'une mongolfière portant le nom de Marengo. Dans les jardins, Berthier avait fait construire une galerie dont les colonnes étaient des volées de canon et y avait fait installer un bivouac, mais un bivouac de luxe qui avait peu de points communs avec ceux de soldats en campagne. Simplement, le service était fait par des valets déguisés en grenadiers.
Le premier ministre espagnol Godoy, qui escortait, en partie pour les surveiller d'ordre de la reine d'Espagne, les souverains d'Étrurie, rapporta dans ses Mémoires : « Ces démonstrations tout à fait royales semblaient ressusciter les pompes de Versailles sous l'Empire de Louis XIV. »
Bien entendu, serait-on tenté d'écrire, le même problème d'engorgement des voies d'accès se renouvela. Mille deux cents voitures formèrent une file de plusieurs kilomètres. Le capitaine (et futur général) Lejeune, aide de camp de Berthier, s'amusa à calculer le temps qu'il faudrait en théorie pour disperser cet encombrement. Prenant pour base un temps d'arrêt d'une minute devant l'entrée de l'hôtel, ce qui était très inférieur à la réalité, il arriva à la conclusion que le dernier mettrait vingt heures. En fait, il en fallut un peu moins de la moitié. Mais la leçon porta, et à partir de cette date Berthier convia moins de gens à ses dîners et à ses bals en donnant en contrepartie trois par mois.
Il avait brillamment résolu le problème de la maîtresse de maison recevant à ses côtés. C'était la marquise qui savait parfaitement tenir son rôle. Alexandre et elle, rayonnants, amoureux, avaient été admis comme n'importe quel couple légitime dans la société parisienne et, si on n'osait tout de même pas la nommer « générale Berthier », on les invitait ensemble. Du reste, la marquise était reçue dans tous les salons, qu'ils soient favorables au régime ou qu'ils fussent dans l'opposition. Le marquis était toujours à Milan, mais ayant peu de dispositions pour les affaires publiques, il se fit duper par les deux autres consuls, avocats véreux. Aussi Bonaparte, en janvier 1802, l'écarta de l'administration. Bon prince et voulant surtout éviter de le voir débarquer à Paris, Berthier demanda pour lui l'ambassade de Londres mais le Premier Consul refusa. Il était difficile de solliciter pour ce gentilhomme un autre poste étant donné sa médiocrité. D'ailleurs, peu soucieux de quitter l'Italie, il prenait avec philosophie son infortune et se consolait de son côté. Il redevint ce qu'il avait toujours été : un grand seigneur se laissant vivre.
Mais il était quelqu'un que le couple Berthier-Visconti irritait au plus haut degré, c'était Bonaparte. Son esprit étriqué n'admettait pas les liaisons de longue durée hors les liens du mariage, surtout pour ses collaborateurs les plus proches, et tel était le cas d'Alexandre. Au début, il avait considéré cet amour comme une passade, une fantaisie, puis, au fur et à mesure que le temps
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