Le mariage de la licorne
était en train de devenir une vraie beauté. Cerné par des buissons d’églantiers, il avait interrompu son travail pour la regarder passer. Parmi ses copines qui caquetaient autour d’elle comme une couvée de grands poussins à demi couverts de plumes, elle avait l’air d’une femme. Elle rayonnait. Cela le mit mal à l’aise. Il se demanda comment il avait fait pour ne pas remarquer avant la silhouette qui se modelait, s’affinait, polissant avec subtilité ses angles trop aigus sous le lin grossier de sa robe. Elle avait épilé les premiers cheveux du pourtour de son front, qui était maintenant haut, large et lisse. Les gestes de la jeune fille nubile devenaient gracieux, emplis d’une sensualité d’autant plus attirante que Jehanne en était inconsciente. Le groupe s’était tu après avoir jeté un bref coup d’œil au sombre jardinier et l’avait dépassé en échangeant des confidences pressées, ponctuées de petits rires et de joues rosies.
Louis eût sans doute été encore plus indisposé s’il avait su que, depuis un certain temps déjà, il faisait l’objet d’une étude approfondie comme seules savaient en initier des adolescentes aux prises avec d’impétueux désirs, pour elles encore neufs. Il avait bien conscience de certains de leurs petits fantasmes, mais, ne sachant trop comment y réagir, il faisait mine de ne pas les remarquer.
— Tu as vu comme il te dévorait des yeux ? chuchotait l’une.
— Cette façon qu’il a de vous examiner… Ouah !
— Chut, il regarde encore par ici.
— Ce qu’il a l’air fort ! remarquait une autre. Il n’est peut-être pas si vieux que ça, après tout.
— On ne peut pas dire qu’il soit vraiment séduisant, non, pas avec ces cheveux noirs (89) .
— Ils ne sont pas noirs, mais brun foncé. En tout cas, je suis sûre qu’il saura se montrer très romantique.
— Tu en as, de la chance, Jehanne, d’avoir un fiancé bien à toi.
— Si on allait lui proposer notre aide ?
— Es-tu un peu folle ! Que va-t-il penser, de nous voir arriver toutes les sept dans ce petit potager de rien du tout ?
— Mais regardez-le, on dirait qu’il n’a plus du tout envie de sarcler.
— Il renifle les églantines. Jehanne, tu as vu ? Il va peut-être t’en cueillir. Comme c’est romantique !
De son côté, Louis se demandait pourquoi le groupe s’était arrêté. Il commença à se chercher une raison pour laisser son sarclage en suspens.
Une vieille outre remplie d’eau éclata sur la tête de l’une des filles et sema la panique dans leur réunion. Elles détalèrent pour ne s’arrêter que cent mètres plus loin.
— Ça vient de cet arbre, là. On se tenait juste dessous, dit Jehanne.
— C’est encore cet affreux gamin ! dit la fille trempée qui essorait frénétiquement ses deux longues nattes.
Sa robe lui adhérait à la peau.
— Sors de là, l’Escot*, on t’a vu !
— Même pas vrai, dit la voix de Sam, dont elles aperçurent seulement à ce moment-là les boucles rousses parmi le jeune feuillage de l’arbre.
À l’aide d’une fronde de sa fabrication, il entreprit de bombarder ses victimes hurlantes avec des boulettes faites à partir de restes de teinture et de boue qu’il avait mis des heures à confectionner. Il prit soin de ne pas prendre Jehanne pour cible. Depuis le début de ses représailles, quelques semaines plus tôt, elle seule avait été épargnée des seaux d’eau posés en équilibre au-dessus des portes et des intrusions d’insectes.
Louis s’était remis à son sarclage en faisant semblant de ne rien remarquer. Du moins jusqu’à ce que Sam, en descendant de son arbre, eût la veine de tomber sur une petite couleuvre qu’il attrapa. Il se mit à la poursuite de la fille la plus proche en brandissant fièrement son trophée gigotant. La fillette hystérique plongea dans les églantiers et s’abrita derrière un Louis qui n’avait pas prévu cette éventualité. Le stratagème fonctionna : Sam n’osa pas aller plus loin et se choisit une autre victime. La couleuvre passa l’après-midi le plus mouvementé de sa vie.
Jehanne se demandait pourquoi Louis avait changé. Il n’était plus le même avec elle. Les dernières fois qu’elle avait cherché à s’asseoir sur ses genoux, il l’avait presque repoussée. Il l’avait laissée faire avec réticence et ne lui avait pas tapoté le dos comme il en avait toujours eu l’habitude. C’était l’une de
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