Le mariage de la licorne
du lin, il sema donc une petite chenevière*, car le chanvre était une plante qui poussait bien en zone maritime. Ces dernières semences eurent d’ailleurs le don de susciter quelques commentaires désobligeants, mais discrets. Les pales du moulin tournèrent à nouveau. Le souhait de Louis était de faire d’Hiscoutine et d’Aspremont des lieux où la dépendance de ressources extérieures allait être réduite au minimum.
— Quand on est à se demander pourquoi quelque chose n’était pas là avant, cela veut tout dire, commenta Hubert à ce sujet.
En effet, la production du moulin fut salutaire aux habitants du domaine, ainsi qu’à ceux d’Aspremont. Louis élabora une farine économique et abondante, « armée de toute sa fleur et son », comme il disait, qui allait leur épargner à tous la famine. Sa méthode consistait à faire remoudre les sons gras et à ajouter ces gruaux à la farine de boulangerie. Cela donna un rendement nettement supérieur à celui des céréales, avoine, seigle, orge, blé et même froment, et les produits de ces farines s’avéraient savoureux en plus d’être extrêmement nourrissants. Cette idée, Louis l’avait eue dès son adolescence, mais sa future appartenance à la guilde des boulangers de Paris l’avait empêché de l’exploiter. Cette interdiction n’avait plus lieu d’être, désormais ; un grand nombre d’organismes sociaux n’existaient plus ou étaient en cours de restructuration. Il n’était plus boulanger, il était loin de tout et seul maître chez lui. Dans le grand garde-manger du domaine, on trouva donc des pains aromatisés à la cannelle, au gingembre, aux noix de toutes sortes et même, parfois, au safran. L’air de la petite pièce était sec et à nouveau chargé d’odeurs, grain, miel, vieilles pommes, aromates, vinaigre, fromage, et même une note de précieuses épices. Au traditionnel quatuor, cannelle, gingembre, clou de girofle, muscade, venaient occasionnellement se greffer les graines de cardamome et de maniguette, les racines de galanga, les copeaux de macis que l’on réduisait soi-même en poudre et, plus rarement, les précieux pistils orangés du safran. Des tresses d’aulx et d’oignons pendaient du plafond, en compagnie des saucissons et du jambon fumé. Il y avait aussi quelques cageots de navets, de choux-fleurs, de raves et de carottes. Un pot de grès était rempli de lardons conservés dans de la graisse d’oie. Louis envisageait même l’acquisition prochaine d’une vache qui, en plus de son apport quotidien en lait, pourrait être attelée à la charrue. Mais ce projet-là fut remis à plus tard : les paysans refusaient de se défaire de leur bétail trop rare, et les foires n’avaient plus le faste d’antan.
Un ami d’Aedan se prélassait en compagnie de son épouse sur un banc adossé à sa toute nouvelle auberge qui venait d’ouvrir ses portes à Aspremont ; l’auberge s’appelait « Au cheval noir » et avait été nommée ainsi en l’honneur de Tonnerre. L’ancienne enseigne en fer forgé endommagée, qui avait jusque-là représenté un porcelet dansant, avait été remplacée en conséquence. Laissant le soleil réchauffer ses vieux os, la femme leva les yeux vers l’enseigne et sourit. Cet endroit était devenu le lieu favori du vieux couple dès son arrivée quelques années plus tôt, car il pouvait y observer tout ce qui se passait sur la placette, un détail non négligeable pour quiconque est friand de commérages. Les os de la matrone étaient sans doute affaiblis, mais ses oreilles, elles, ne l’étaient pas.
— Ah, c’est pain bénit que le maître Baillehache ait bien maté ces saletés d’Anglesches. Ce que j’aimerais m’enlever, disons une bonne vingtaine d’années de sur le dos comme lourdes penailles* d’hiver pour aller le remercier comme il le mérite, tiens.
— Oublie ça, m’amie. J’ai idée que tes charmes lui feront pas grand effet. Il paraît qu’il va jamais aux filles, notre bonhomme, pas même en ville.
— Vieux grincheux. Je t’ai dit de pas toucher à l’eau-de-vie, qu’on la garde pour la clientèle, mais tu m’écoutes jamais. Tu le sais, pourtant, que ça te fiche le moral à plat.
Outré, le vieillard cracha son cure-dent.
— J’ai pas bu ! Ce dernier cruchon que j’ai débouché, j’ai jamais découvert où tu l’as planqué.
— Me demande pas ça à moi, je m’en souviens plus. À propos de notre bonhomme, tu
Weitere Kostenlose Bücher